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Soumis par Anonyme le

En bref

* Blé, soja, cacao sont devenus des valeurs refuges.

* Les marchés agricoles sont de plus en plus instables.

 

L’agriculture, risquée par nature

Travailler la terre est une activité risquée : caprices de la météo et variation de la production font partie du quotidien des agri- culteurs. L’offre dans le secteur est en outre peu flexible, les producteurs étant dispersés à travers le monde et devant en tout état de cause attendre au moins une saison avant de pouvoir modifier leurs cultures en place. À ces constats, on ajoutera une demande très peu élastique : quelle que soit l'ampleur de l'offre des denrées alimentaires, et indépendamment des hausses de prix, les gens doivent continuer à se nourrir. Les risques inhérents à l'imprévisibilité du prix de vente de leur récolte ont toujours poussé les agriculteurs (des pays occidentaux surtout1) à garantir une partie de leurs revenus au moyen de contrats à terme. Un contrat à terme permet à un agriculteur de vendre à un commerçant (un transformateur, un producteur) une partie de sa production à un prix fixé parfois plusieurs mois à l’avance. pour ce faire, il passe par un intermédiaire qui connaît bien le marché agricole et qui joue le rôle d’opérateur en couverture, sorte de « spéculateur tradition01nel disposé à endosser le risque à sa place ». Cet opérateur couvrira les pertes de l’agriculteur si le prix du marché chute en dessous du prix fixé à l’avance. Si, à l'inverse, le cours de la matière première en question est plus élevé que le prix établi par le contrat au moment de la vente, c'est lui qui empochera la différence. D’autres hedgers2 s’associe- ront en amont à l’opérateur afin de répartir les risques via d’autres contrats à terme et ainsi de suite. si le procédé entraîne une légère hausse des prix, il permet de conte- nir leur caractère volatile et de garantir, tant à l’agriculteur qu'au commerçant et à l’intermédiaire, une rémunération correcte. Cette spéculation « traditionnelle » couplée à différentes mesures visant à protéger le secteur agricole (paC, consitution de stocks, etc.) a permis jusqu’il y a une dizaine d’années d'empêcher de trop grandes variations de prix des matières premières agricoles. aujourd’hui, la situation est toute différente.

Et Wall Street s’intéressa au blé

Nous sommes dans les années 2000, en pleine libéralisation des marchés financiers : les lois encadrant les activités de spéculation s’assouplissent de plus en plus et les marchés à terme agricoles n'échappent pas au relâchement général. de nouveaux acteurs (banques d'investissement, hedge funds, fonds souverains, fonds de couverture et fonds de pen- sion), qui n'ont aucun intérêt économique direct dans le secteur, y sont progressivement acceptés, aux États-Unis d'abord3, puis en europe. Jusqu’alors, les marchés à terme sur les matières premières agricoles répondaient à des enjeux agricoles et d’alimentation. Bref, ils étaient ancrés dans l'économie réelle et les spéculateurs sur les marchés agricoles étaient relativement peu nombreux. blé, soja, cacao sont progressivement devenus des actifs financiers attractifs. en 2007, la tendance se précipite avec l'éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis entraînant dans son sillage la crise économique et financière ravageuse que nous connaissons aujourd’hui : les traders, ne pouvant plus se fier à leurs actifs favoris – à savoir les actions d'entreprises qui, tous secteurs confondus, s'effondrent – cherchent alors des valeurs refuges. Les marchés céréaliers font parfaitement l'affaire à cet égard : ils permettent de diversifier le portefeuille des investisseurs (et donc de diminuer les risques), ils assurent contre l’inflation, etc. Voilà comment et pourquoi, en quelques années, la nourriture passe sur le devant de la bourse.

Glissement de terrain

Là où le bât blesse, c'est que cet intérêt croissant pour les matières premières agricoles coïncide avec une instabilité de plus en plus marquée des prix de ces dernières. En effet, à partir de 2005, les marchés de plusieurs matières premières agricoles ont commencé à afficher des augmentations de prix et plus de volatilité. Entre 2007 et 2008, les prix de céréales comme le blé ont grimpé de plus de 100 % ! Des flambées qui ont entraîné une crise alimentaire mondiale touchant des régions parmi les plus pauvres de la planète (voir p. 5). En 2008, des populations affamées se soulèvent au Burkina Faso, au sénégal, au Cameroun, au Maroc... Après une reprise, le phénomène, loin de s'estom- per, se répète en 2010 et en 2011. Sur les marchés financiers, on continue pourtant à s'acharner : aucune mesure suffisante n'est avancée pour contrer la situation, même si de plus en plus d'experts reconnaissent l'existence d'un lien entre spéculation et hausse des prix. Concrètement, les institutions financières ont profité de la dérégulation des marchés pour lancer des produits financiers indiciels permettant aux investisseurs de parier sur la hausse ou sur la baisse des prix des matières premières. Ces produits s'en- gagent généralement à répliquer la performance d'un indice boursier lié, en tout ou en partie, à l'évolution d'un panier de matières premières (pétrole, blé, etc.). Pour répliquer cet indice ou tout simplement pour se couvrir contre le risque, ces institutions financières (ou leurs gestionnaires de fonds) achètent des contrats à terme sur les matières premières faisant partie de l'indice en question : les transactions sur les marchés de ces matières premières ont ainsi gonflé de manière spectaculaire. Le nombre de contrats à terme négociés a été multiplié par 5 entre 2002 et 20084. On le voit, un procédé qui permettait à l'origine de protéger les acteurs des marchés physiques (les agriculteurs, les vendeurs, etc.) profite maintenant à une multitude d'acteurs purement financiers assoiffés de gains à court terme5. Autre problème : l'ampleur des produits dérivés sur les matières pre- mières est aujourd'hui totalement déconnec- tée des biens physiques réellement échangés. numériquement parlant, le poids total de ce type de produits financiers serait passé, selon la banque barclay's, de 13 milliards de dollars en 2003 à 412 milliards de dollars en 2011. Cet afflux de capitaux traduit un glissement de terrain : étant donné l'implication grandissante des acteurs financiers, les marchés dérivés de matières premières agricoles obéissent désormais davantage à la logique des marchés financiers qu'à celle d'un marché normal de marchandises6. Les prix sur ces marchés ne sont donc plus nécessairement liés à l'évolution des fondamentaux de l'offre et de la demande, mais sont plutôt le reflet des paris à la hausse ou à la baisse des spéculateurs. Comme à l’accoutumée sur les places boursières, la multiplication des échanges entraîne un affolement des mar- chés, une incertitude qui débouche sur un comportement moutonnier des plus petits acteurs financiers : ils suivront la tendance à la hausse ou à la baisse des marchés, peu im- porte la situation sur le marché réel des denrées alimentaires. si bien que les prix varient très rapidement et très fortement. et comme les cours sur les marchés à terme servent d'information aux acteurs qui œuvrent sur les marchés physiques pour fixer leur prix ; le prix des matières premières agricoles est désormais l'otage des spéculateurs.

1. les petits producteurs du sud ont rarement accès aux marchés à terme ou à d'autres mécanismes de prévention, comme une assurance ou une épargne. 2. opérateurs en couverture.
3. le commodity Futures modernization act, ratifié par le président bill clinton en 2000, a mis fin à la régulation du secteur financier mise en place à la suite du krach boursier de 1929. 4. o. de schutter, Food commodities speculation and Food prices crises, 2010. 5. en juin 1996, la part des spéculateurs sur les marchés agricoles était de 12 % (pour 88 % de hedgers). en juin 2011, la proportion s'est inversée : 61 % de spéculateurs pour 39 % de hedgers. Wdm, broken markets, p. 13, 2011. 6. a. marchand, la spéculation sur les marchés à terme des matières premières a-t-elle un impact sur les prix des denrées alimentaires ?, rFa, 2013.

Type de support
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Auteur(s)
Editeur
Réseau Financité, (ex- Réseau Financement Alternatif)
Sommaire

Depuis quelques années, une nouvelle classe de spé- culateurs est apparue sur le devant de la bourse : les brokers agricoles. Mais en quoi (et à quel prix ?) épis de blé et pousses de soja intéressent-ils les mar- chés financiers ?

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AR-CLOO2013-7
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Année d'édition
2013
Date d'édition
2013