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Soumis par Anonyme le

Entretien avec Olivier De Schutter

Est-ce que la spéculation sur les matières premières agricoles a un impact sur l’évolution des prix sur les marchés physiques ?

La réponse est « oui », mais il y a deux malentendus à balayer à ce propos. Le premier, c’est que la volatilité est présente sur ces marchés de toute manière. La qualité de la production agricole est liée à des phénomènes météorologiques et, producteurs comme consommateurs doivent réagir aux signaux des prix du marché. Or, parfois, il faut des mois pour que la production suive les signaux qu'envoie une augmentation des prix. Les marchés agricoles, pour toute une série de raisons, sont donc volatiles par nature. La spéculation ne crée pas la volatilité mais il est certain qu’elle l’accroît. Elle la rend encore plus difficile à maîtriser, elle aggrave ses conséquences. L’ambiguïté dans le débat sur la spéculation alimentaire provient du discours des institutions financières. Lorsque celles-ci affirment ne pas être à l’origine de la volatilité des prix des matières premières agricoles, elles ont raison. Mais elles doivent reconnaître que l’arrivée massive, depuis une dizaine d'années, d’une série d’investisseurs institutionnels et de fonds d’investissement sur les matières premières agricoles a accru fortement l’incertitude du secteur des matières premières agricoles. Cette relation peut se mesurer grâce à des outils économétriques reconnus qui montrent une très forte croissance de la volatilité des prix depuis maintenant cinq ou six ans. Et puis, second malentendu : les prix évoluent à la fois de manière structurelle et de manière conjoncturelle. Sur le plan structurel, il est vrai que l’augmentation des prix répond à ce que l’on appelle des fondamentaux, comme l’augmentation de la population, l’évolution des modes de consommation ou d’une demande pour des produits agricoles qui n’est plus purement alimentaire (biocarburants, etc.), la concurrence de plus en plus importante pour les ressources naturelles dont la terre en particulier, … Tous ces fondamentaux ont une influence sur l’évolution des prix à moyen et à court terme. Mais à court terme, il apparaît surtout que les signaux que les marchés financiers transmettent aux marchés physiques sont les signaux sur lesquels les vendeurs et les acheteurs s’alignent. Il ne faut surtout pas confondre ces évolutions structurelles avec les soubresauts des marchés à court terme !

Que répondre alors à ces institutions financières qui se défendent de toute responsabilité, qui affirment même que la spéculation a, au contraire, un impact positif sur l'offre et la demande ?

Je crois que ce qui est affirmé, c’est que la spéculation est intrinsèque à des marchés financiers qui fonctionnent bien. Ce que je veux dire par là, c’est que, de tout temps, les instruments financiers ont servi à des opérateurs économiques qui opèrent sur des marchés physiques. Des exploitants agricoles, des producteurs, des acheteurs de produits agricoles… utilisent depuis toujours des instruments financiers pour limiter les risques du secteur, pour limiter les écarts entre ce qu’ils anticipaient recevoir pour leurs récoltes et ce qu’ils toucheraient à terme et pour, à l’inverse, pour limiter les écarts entre le prix que l’acheteur s’attendait à devoir payer au départ et celui qu’il devra effectivement payer au moment des récoltes. Et pour s’assurer contre le risque, pour s’assurer d’une imprévisibilité dans l’évolution des prix, ce sont bien les contrats à terme qui ont permis au producteur de savoir à l’avance ce qu’il gagnera pour les tonnes de blé qu’il a produites et qui ont permis à l’acheteur de s’assurer contre une brutale hausse des prix entre le moment où il passe commande et le moment où il achète réellement le blé. Ces contrats à terme sont encore très utiles. Ce que l’on a vu cependant, depuis 2004-2005, c’est que l’importance des marchés financiers a crû beaucoup plus vite que les volumes de matières premières réellement échangés. Le déséquilibre s’est introduit : au lieu d’être un appui aux marchés physiques, les marchés financiers sont devenus dominants et les prix ont été décidés selon une logique de plus en plus financière, s’éloignant des fondamentaux. En affirmant que la spéculation est positive, les banques introduisent une grande confusion dans le débat. Elle n'est pas positive à ce niveau : elle a pris une telle importance qu’elle est désormais malsaine.

Qu’est-ce qui explique cette arrivée massive de spéculateurs sur le marché des matières premières agricoles ? Pourquoi les « soft commodities » sont-elles devenues des valeurs refuges ?

Il y a quatre facteurs essentiels qui expliquent cette financiarisation des marchés agricoles. Le premier, c’est que les marchés d’actions ont commencé à être moins rémunérateurs dès le début de la crise financière. Les matières premières sont alors devenues un vrai refuge pour les investisseurs. Mais ce qu'il importe sans doute le plus de souligner, ce sont trois autres facteurs, politiques et réglementaires, eux. D’abord, on a vu arriver un nouvel instrument financier : les fonds indiciels sur matières premières (commodities hedge funds). Le premier a été inventé par Goldman Sachs en 1991 (Goldman Sachs commodity index). Il s'agit de hedge funds spécifiques dans le sens où ils proposent aux clients des paniers de matières premières : des minéraux, du pétrole, des matières premières agricoles (comme le blé ou le soja), qui représentent en général 15 à 20 % du panier. Pour faire simple, on a introduit sur le marché un nouveau type de produits financiers qui a accentué le lien déjà fort entre le prix des denrées alimentaires et ceux de l’énergie : les cours des matières premières ont commencé à suivre les courbes des marchés de l’énergie, et plus particulièrement celui du pétrole, qui domine dans ces fonds indiciels. Autre facteur, en 2004, des économistes de Yale ont publié une étude qui a mis dans la tête des investisseurs que l’évolution des marchés à terme des produits agricoles était inversement corrélée à l’évolution des marchés des actions. Autrement dit, si vous voulez diversifier vos investissements et donc limiter les risques, la stratégie que recommandaient ces chercheurs était de constituer un panier d’actions et, à côté de cela, d'avoir des investissements dans les matières premières agricoles. De cette manière, si vos actions baissent, la perte sera compensée par la hausse du prix des produits agricoles. Et enfin, le dernier facteur, qui est le plus important : on a assisté, depuis le début des années 2000, à une dérégulation de plus en plus importante des marchés financiers. Cette dérégulation a démarré avec une loi américaine : le Commodity Futures Modernization Act. Elle a eu pour premier effet d'abolir les barrières entre les banques de dépôt et les banques d’investissement et, ensuite, elle a très largement réduit les limites imposées aux investisseurs. Après la crise de 29, les investisseurs qui choisissaient le blé ou le maïs, par exemple, ne pouvaient conclure qu’un certain nombre de contrats à terme, de façon à ce qu’ils ne puissent pas influencer délibérément le cours des produits choisis. Cette abolition des limites a faussé le jeu. Ce n’est donc pas uniquement une question de marchés financiers, c’est aussi une évolution réglementaire, c.-à-d. des choix politiques, qui ont conduit à la situation actuelle.

En 2012 pourtant, le Parlement européen a décidé de limiter à nouveau les positions des investisseurs…

Bien sûr, c’est une bonne chose mais c’est loin d’être suffisant ! C’est une mesure qui ne va pas assez loin car le principal problème n’est pas celui que les limites de position veulent régler. Les limites de position visent un point précis qui est la manipulation des cours par un acteur très puissant en termes de capacité financière et qui serait tenté d’utiliser cette force pour influencer les cours à son profit. Par exemple, telle banque d’investissement qui déciderait de promettre d’acheter telle quantité de maïs ou de blé et, qui, de cette manière ferait partir les cours à la hausse et dont les promesses d’achat s’avéreraient, du même coup, très rémunératrices. Les limites de position sont destinées à limiter cette capacité. Mais le vrai problème des marchés financiers aujourd’hui, lorsque l’on parle des marchés agricoles, réside dans le comportement moutonnier d’un très grand nombre de tout petits acteurs qui prennent leurs décisions non pas en fonction de l’évolution de la demande ou de la qualité des récoltes, mais en fonction de ce que les autres font ou de ce qu’ils anticipent que les autres vont faire. Contre ce comportement moutonnier, la législation actuelle est impuissante. Il faut donc proposer autre chose.

Et quelles sont alors les mesures que vous préconisez ?

Je ne parlerai pas ici des mesures qui pourraient stabiliser les marchés physiques : elles sont importantes mais ne concernent pas la spéculation sur les marchés financiers en tant que telle. Sur les marchés financiers purs, à côté des limites de position, je pense qu'il faut se diriger vers quatre mesures précises. La première consisterait à limiter les transactions de gré à gré, soit les échanges entre acteurs financiers qui ne se passent pas sur des plates-formes transparentes, qui empêchent les organes régulateurs de faire leur travail. Aujourd’hui, environ 80 % des produits financiers dérivés des matières premières agricoles sont échangés sur les marchés de gré à gré. Deuxième chose : depuis une dizaine année, se sont développées les transactions automatisées, via des ordinateurs, qui permettent des transactions extrêmement rapides -- on parle ici en nanonième de seconde. Avec ce type de procédé, avant que le facteur humain puisse intervenir, la machine a déjà pris toutes les décisions, ce qui peut créer un véritable emballement des marchés. Il faut impérativement légiférer en la matière. Troisièmement et tout simplement : taxer les transactions financières pour décourager les investisseurs qui ne sont intéressés que par des gains sur le très court terme, de manière à diminuer l’attrait de la spéculation purement financière. Enfin, quatrièmement, je pense qu’il faut réfléchir sérieusement à l’interdiction des fonds indiciels de matières premières. C’est par là, je vous le rappelle, que tout a commencé. Ces fonds indiciels sont des paniers de matières premières. Dès que vous liez les matières premières agricoles aux matières premières énergétiques, vous faites en sorte que les prix du blé, du maïs, du soja suivent les courbes du marché du pétrole, sans aucun lien avec la qualité des récoltes, c’est un procédé profondément pervers.

Aux États-Unis, des mesures ont été prises pour limiter la spéculation sur les matières premières agricoles. Sont-elles effectives ou s’agit-il uniquement de recommandations ?

En gros, en 2010, Obama a signé cette loi importante, le Dodd-Frank Wall Street Reform and consumer Protection Act. Cette loi donnait pour mission à un organe réglementaire d’imposer des limites de position, notamment pour éviter la manipulation des cours. Un intense lobby bancaire a malheureusement empêché une vraie entrée en vigueur de cette loi. De plus, entre-temps, la majorité avait changé à la Chambre. Résultat : ce qui a finalement été appliqué est beaucoup plus faible que ce qui avait été prévu à l’origine. Même si le débat, comme en Europe, continue.

Le fonds de commerce de la spéculation, c'est l'incertitude. Comment rassurer les marchés ?

Naturellement. La spéculation prospère sur l’incertitude. Plus les marchés sont incertains, plus les rumeurs peuvent nourrir la panique des marchés. En 2008, lorsque je disais que la spéculation était responsable de l’écroulement des marchés, beaucoup disaient que ce n’était qu’un épiphénomène. Aujourd’hui, il y a un consensus sur ce constat, et ce consensus est tellement réel que le G20 a tenté de mettre en place des mécanismes qui permettent de réduire le risque de panique sur les marchés. Pourquoi ? Parce que le risque de panique entretient la spéculation. En juin 2011, le G20 sous présidence française consacré à l’agriculture a demandé à la FAO de mettre en place un système d’échanges d’informations – l'AMIS1 - pour encourager les États à transmettre l’information sur la qualité des récoltes de leur pays, afin de réduire le risque d’incertitude sur les marchés. Le but est de décourager les vendeurs de retarder les ventes et de décourager les acheteurs d'acheter d'un seul coup par peur d'une hausse des prix , ce qui a pour effet de conduire à un phénomène de rareté artificielle. Si tout le monde adopte ce comportement, la demande ne peut bien évidemment pas être satisfaite. Parallèlement, un forum de réponses rapides a également été développé pour permettre aux gouvernements de se réunir rapidement s'ils voient que les marchés paniquent.

Qu'en dit le monde politique ?

Parallèlement aux campagnes de sensibilisation du grand public à la lutte contre la spéculation financière, de nombreuses ONG agissent également pour infléchir les législations belge et européenne. À l'heure actuelle, il n'existe aucune restriction significative à la spéculation alimentaire sur le plan belge ni européen. Pas de limitation, donc, ni concernant les acteurs autorisés à né-gocier sur les marchés à terme agricoles, ni quant au nombre de positions que ces acteurs sont autorisés à prendre.

En belgique, un moratoire mis en place par la Fsma, l'autorité de contrôle des marchés financiers, invite les banques à ne pas commercialiser de produits structurés particulièrement complexes auprès des investisseurs de détail. Ce moratoire reste largement insuffisant : il est facultatif, non contraignant, et sujet à des interprétations divergentes. en mars dernier, le parti socialiste avait déposé une proposition de loi interdisant la com- mercialisation des produits indiciels. Mais il l'a retirée quelque temps après, à la suite des nombreux amendements déposés.

A l'échelon de l'Union européenne, des mesures renforçant la transparence des produits dérivés négociés de gré à gré ont été adoptées, en juillet 2012, dans le cadre de la régulation dite « EMIR ». Cette obligation entrera en vigueur en janvier 2014 au plus tard.

D'autre part, la directive sur les marchés d’instruments financiers (MIFID) est en cours de révision. Elle vise à renforcer la transparence sur les marchés financiers et à réguler de manière plus stricte les marchés de dérivés sur les matières premières. Dans cette directive, il est notamment question des limites de po- sitions sur les matières agricoles. En octobre 2012, le parlement européen s’est prononcé sur les propositions de la Commission et a voté en faveur de limites de positions obligatoires, mais le texte est encore trop faible. Le Conseil européen doit se prononcer sous peu. depuis ce mois de septembre, un trialogue entre le Conseil, le parlement et la Commission a débuté afin de tenter de s'accorder sur un texte de compromis. La directive – avec ou sans les restrictions en matière de spéculation sur les matières premières – devrait être votée peu après mars 2014.

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Réseau Financité, (ex- Réseau Financement Alternatif)
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Selon Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, le manque de régulation des marchés financiers et, en particulier, des marchés de matières premières agricoles, est aussi évident que dangereux.

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2013
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2013