Mais c'est également le cas de la spéculation sur les matières premières alimentaires de 2008 et, à sa suite, des émeutes de la faim que l'on croyaient révolues, appartenant à un autre siècle désormais très lointain, celui des manifestations de février 1917 à Saint-Pétersbourg et Moscou, celui des conflits du tiers-monde et de l’explosion démographique des pays « sous-développés » des années 1970. On assiste encore, depuis le début de cette année, à une spéculation sur les obligations des États les plus vulnérables, d'abord la Grèce, maintenant l'Irlande, alors que les pouvoirs publics, dans de nombreux pays, ont consacré d'importants moyens et creusé leur déficit pour sauver un secteur bancaire en capilotade.
Ces dysfonctionnements posent une question cruciale : qui dirige la manœuvre ? Sont-ce les élus de la nation ou les marchés financiers ? A dire vrai, on a le très net sentiment que ce sont ces derniers et que les pouvoirs publics n'interviennent qu'a posteriori pour éteindre les incendies. Et les acteurs de la finance, à peine tirés d'affaire, ne trouvent rien de mieux que de se retourner contre leurs sauveurs. Le constat accablant de ces crises est que la finance ne répond qu'aux intérêts particuliers de ses acteurs sans considération aucune pour l'intérêt général. Et que la conception de la main invisible d'Adam Smith, qui veut que des actions guidées par notre seul intérêt puissent contribuer à la richesse et au bien-être commun, mène à l'impasse, pour ne pas dire à la catastrophe.
Pour preuve, depuis des années, la finance n'a de cesse de rentrer dans sa bulle et de s'affranchir de la réalité, c'est-à-dire des besoins économiques qu'elle est censée servir. Jusqu'à ce que, bien sur, cette réalité ne la rattrape. Prenons le marché des produits dérivés. Ceux-ci sont des instruments financiers qui ont été créé, à l'origine, pour permettre aux entreprises de se couvrir contre différents types de risques financiers. C'est ainsi que, pour se couvrir contre les risques d'une augmentation du prix des matières premières dont elle a besoin pour sa production, une entreprise va acquérir, à un prix déterminé, des options d'achat de ces matières premières. Elle aura ainsi la garantie d'acheter celles-ci au prix prévu. En face, celui qui vend ces options prend le risque à la place de l'entreprise, en espérant que ce risque se transforme en opportunité. Une autre utilisation courante de produits dérivés concerne le risque de change, par exemple pour prémunir contre les variations de cours des entreprises qui achètent leur fournitures dans une devise et vendent leur production dans une autre.
Le problème est que les transactions sur les produits dérivés sont en forte croissance depuis le début des années 1980 et représentent désormais l'essentiel de l'activité des marchés financiers. En l'espace de dix ans, de 2000 à 2010, le marché des dérivés est en effet passé de 100.000 milliards de dollars à 600.000 milliards de dollars ! Si la fonction de garantie ou de couverture que ces produits offraient est évidemment essentielle, le développement extraordinaire des pratiques spéculatives auquel on a assisté ces dernières années va bien au-delà de la satisfaction de cette fonction. Bien pire, il détourne les flux financiers de cette autre fonction essentielle, le financement de l'économie réelle. On assiste ainsi à un véritable divorce, à une décorrélation entre les flux financiers et les flux de biens et de services.1
Et l'intérêt général ?
L'intérêt général est ainsi pris en otage de deux manières par cette déviance spéculative : les bulles finissent par éclater comme cela a été le cas avec les subprime américains – on en connaît les conséquences catastrophiques -, mais, en outre, l'économie est asséchée et désorientée. Asséchée car les flux financiers ne sont plus principalement destinés au financement de l'économie, au risque de créer un resserrement du crédit, les emprunteurs, entreprises et particuliers, n'arrivant pas à obtenir de crédit ou seulement à des conditions déraisonnables. Désorientée car la finance est privée de sa capacité à être le bras armé d'une politique économique dont la fonction est précisément d'orienter l'activité dans un sens qui satisfasse au mieux l'intérêt général.
Face à ce constat, il appartient aux pouvoirs publics de reprendre la barre. De deux manières. D'abord resserrer les mesures prudentielles, c'est-à-dire celles qui sont fondées sur la prudence, pour éviter que le système financier ne tremble à nouveau sur ses bases et, avec lui, l'économie et le lien social. Des réformes sont en cours, comme le montre l'adoption récente par le Parlement européen de la directive sur les fonds spéculatifs ou encore, au sein de ce même Parlement, les débats relatifs aux produits dérivés négociés de gré à gré. Même si les résultats peuvent paraître trop lents et incomplets, ils ont le mérite de constituer de premiers jalons dans la bonne direction.
Mais, à côté de mesures prudentielles, les autorités publiques doivent d'urgence se montrer davantage prescriptives et discriminantes pour orienter les activités et les flux financiers. Il ne s'agit pas seulement d'encadrer les pratiques spéculatives et de les rendre plus transparentes, il importe d'en réduire l'importance pour diminuer l'effet d'éviction qu'elles opèrent sur le financement de l'économie réelle.2 Et d'orienter l'allocation des ressources vers des objectifs qui prennent en compte les ambitions sociales et environnementales de nos démocraties. Mais comment y parvenir ?
Un parallèle peut être fait avec l'industrie pharmaceutique où, pour schématiser, il existe trois types de médicaments: ceux qu'il est interdit d'offrir en vente, ceux qu'il est autorisé de vendre mais qui ne donnent droit à aucun remboursement pour le patient et ceux enfin qui peuvent être vendu et dont le prix est partiellement remboursé. Pour ce qui concerne le secteur financier, tout le monde s'accorde à dire qu'une plus grande régulation est indispensable pour interdire certaines pratiques particulièrement nuisibles comme vient de nous le montrer la crise financière. Mais au-delà de ces interdictions, sans doute est-il justifié de favoriser l'éclosion de services financiers qui sont structurellement organisées pour répondre à des objectifs d'intérêt général.
Ceux-ci peuvent avoir trait à la protection du consommateur et à un développement local et durable.
Comment se prémunir ?
Les conditions relatives à la protection du consommateur pourraient ainsi être les suivantes:
- avoir une activité limitée au métier bancaire de base, récolter l'épargne pour octroyer des crédits, sans aucune activité de banqu d'affaires;
- favoriser la stabilité, par exemple en évitant la cotation des actions de la banque en bourse;
- garantir l'inclusion financière de tous par une offre de produits simples et adaptés.
Le développement local, tant en terme économique que social, pourrait quant à lui être assuré par deux éléments:
- une politique de crédit appropriée pour les agents économiques que sont les ménages, les entreprises et les organisations publiques et privées;
- une politique qui vise à éviter toute forme d'évasion fiscale.
Le développement durable devrait quant à lui être assuré par l'intégration de critères sociaux et environnementaux dans les politiques de crédit et de placement.
Aux seules structures financières structurellement organisées pour répondre à ces objectifs d'intérêt général seraient réservés des mesures publiques incitatives : garantie publique, avantage fiscal, contrainte en capital plus faible, … Libre à celles qui veulent faire prévaloir leurs intérêts particuliers de le faire, pour autant qu'elles ne mettent pas le système en péril, mais sans l'appui d'une politique économique publique aux objectifs de laquelle elles ne satisfont pas.
Contrairement à ce que pensait Adam Smith, la richesse et le bien-être ne sont pas des conséquences automatiques, presque magiques, du marché. Il faut, pour les atteindre, développer une politique économique adéquate. Celle-ci consiste à contrôler mais aussi à discriminer, c'est-à-dire à privilégier les flux financiers tournés vers l'économie réelle et la satisfaction de l'intérêt général.
1 Vincent Jacob, Réduire les pratiques spéculatives, Le Monde, 13 novembre 2010.
2 Vincent Jacob, op. cit.
De nombreux dysfonctionnements ont été mis en exergue au sein de la sphère financière ces derniers mois. On pense bien sûr à la crise financière de 2007-2008 et, dans son sillage, les crises économique et sociale qui ont fait perdre à des millions d'individus leur emploi, leur habitation et les réserves qu'ils avaient constituées pour leurs vieux jour.