Système d'échange local (SEL) : Une monnaie pour les bobos ?
Alors qu'on reconnait aux monnaies alternatives le mérite de repenser la monnaie et ses fondements, on leur reproche souvent de ne s'adresser qu'à un certain public, qui, au fond, vivrait très bien sans. Les systèmes d'échange local n'attirent-ils que des personnes favorisées ? Quelques éléments de réponse...
Introduction
Le SEL ne vise pas, en principe, à toucher un certain public. Au contraire, il cherche plutôt à être ouvert à tous les profils afin « de contribuer par là au renforcement d'un tissu social local qui ne reproduit ni les rapports sociaux ni la hiérarchie des qualifications »(1). Seulement, cette bonne intention n'implique pas pour autant que tout le monde se reconnaisse dans une telle organisation.
Afin d'éclaircir la question, cette analyse dresse en premier lieu un profil, à plusieurs niveaux, de l'utilisateur des SEL. Dans la seconde partie, nous verrons ce qui peut motiver des personnes à y adhérer et pourquoi certains groupes peuvent être, plus que d'autres, tentés par cette expérience.
Un profil des utilisateurs
Les différentes études sur les SEL semblent a priori contradictoires au sujet du profil des utilisateurs. Ainsi, une source2 affirme en 1999 que « l'on compte en moyenne, selon les SEL, entre 40 et 60 % de personnes en situation précaire », tandis que Jérôme Blanc, qui a longtemps étudié ces systèmes, rappelle que « de façon générale, les personnes qui recourent à ces systèmes sont plutôt bien insérées dans des réseaux de sociabilité [...] et, si leurs revenus ne sont pas très élevés, ils ne sont pas dans une situation de stress quotidien pour la survie matérielle »3, ce qui entretient un certain flou sur la question.
L'enquête nationale sur les SEL réalisée en France en 20044 – sans équivalent en Belgique à notre connaissance – apporte un éclairage utile. Cette enquête a permis d’interroger 270 utilisateurs dans 72 SEL, ce qui offre une vision assez générale de la situation des SEL dans ce pays. D'autres enquêtes, réalisées dans des banques de temps (à peu près équivalentes aux SEL), réalisées dans d'autres pays, sont également très instructives et confirment souvent les résultats de l'enquête sur les SEL français.
En France, les membres des SEL sont majoritairement urbains : 51 % d'entre eux vivent dans un environnement « relativement urbain », tandis que 29 % habitent dans un environnement « très urbain ». En fait, ceci traduit une évolution assez forte, car, à l'origine, les SEL français étaient situés dans des régions rurales, voire très rurales (le premier SEL est né en Ariège, dans le Massif central). Or, aujourd'hui comme hier, ces SEL ruraux sont en grande majorité composés de... « néo-ruraux ». Tant au niveau géographique que sociologique, le phénomène touche donc désormais en majorité des personnes qui vivent ou ont vécu en ville. Des éléments d'explication à ce sujet seront fournis dans la suite de cette analyse.
Notons qu'en Belgique, les SEL belges francophones sont répartis sur à peu près tout le territoire, à l'exception des régions situées au sud du sillon Sambre-et-Meuse dans les provinces de Namur, Liège et Luxembourg, où la densité de SEL par habitant est plus faible5.
L'enquête sur les SEL français révèle que 23 % des personnes ayant répondu au questionnaire sont sans emploi. Ceci ne veut pas dire que 23 % de tous les utilisateurs (qui sont à peu près 30 000) le soient, mais la proportion est tout de même assez forte et en tout cas au-dessus des statistiques nationales sur le chômage. En deuxième rang se retrouvent les retraités (18 %) et les travailleurs à temps partiel (17 %), ce qui porte à « seulement » 36 % les « sélistes »6 qui travaillent à temps plein.
La question des revenus n'a pas été posée. On peut néanmoins postuler que les sans-emplois, ainsi que les travailleurs à temps partiel et les retraités ne gagnent pas des sommes mirobolantes. Une enquête similaire réalisée aux États-Unis a révélé que le revenu des utilisateurs était plus bas que la moyenne. Savoir si leur situation est précaire est, en revanche, plus difficile à définir, car cette situation tient non seulement compte du statut des personnes concernées, de leurs revenus, mais aussi de la stabilité de leur situation, on se gardera donc d’émettre une hypothèse à ce sujet.
Un trait qui frappe quand on s'intéresse au profil des utilisateurs des SEL est certainement le fait qu'il s'agit majoritairement d'un public « averti », en ce sens qu'il est fort éduqué, mais aussi cultivé et sensible aux questions politiques. Une enquête sur le profil des utilisateurs de banques du temps aux États-Unis montre que 45 % des personnes interrogées sont titulaires d’un diplôme de l'enseignement supérieur.
La forte sensibilisation politique est rapportée par l'enquête sur les SEL français, qui note que c'est un trait courant aux associations de retrouver une prédominance de « profils politiques ». On peut constater aussi que le fait d'être militant est souvent corrélé au niveau du diplôme obtenu7.
Une illusion se dissipe donc : les SEL ne sont pas qu'un refuge de nantis, qui pourraient se permettre d'explorer d'autres modes d'échanges parce qu’ils en ont les moyens. A contrario, les SEL ne sont pas non plus, comme certains ont voulu le croire, un refuge destiné aux pauvres et aux exclus de la société qui développeraient une économie de survie via les SEL. Il est en revanche important de noter que les SEL semblent bien s'adresser à un public favorisé lorsqu'on se place du point de vue de l'éducation. D'un point de vue plus sociologique, on pourra dire que les utilisateurs ont un « capital culturel » plus élevé que la moyenne. Ce capital peut être associé à des revenus plus faibles, par exemple lorsqu'on est professeur, militant dans le milieu associatif ou encore sans emploi.
Pourquoi adhérer à un SEL ?
L'enquête sur les SEL français offre une indication assez claire : parmi les répondants, 36 % sont venus dans un SEL en premier lieu pour « défendre une autre vision de la société ». Ils sont ensuite 29 % à déclarer que leur motivation première est d'y « créer des liens » et enfin 13 % disent vouloir avant tout « y faire des échanges ». On pourrait donc dire que la motivation politique prime sur la motivation sociale, laquelle prime sur la motivation économique. Nous allons développer ces différents aspects, ainsi qu'un quatrième point qui nous semble également pertinent : le mode de consommation.
Une volonté politique : défendre une autre vision de la société
Comme expliqué dans une analyse précédente sur les SEL8, la volonté de promouvoir une autre vision de la société et de l'économie via les échanges au sein d'un SEL est assez forte. Pour rappel, on pourrait la résumer en trois grands principes : le premier est de promouvoir des échanges qui soient enrichissants pour les personnes, plutôt que le creuset de conflits d'intérêts entre le producteur et le consommateur. Le second est de promouvoir la démocratie dans le système économique. Le troisième enfin est de chercher à ce que les citoyens soient sur un pied d'égalité dans le cadre de leurs échanges. Le SEL est un moyen opportun de concrétiser ces idéaux lorsqu'on cherche des alternatives au système dominant. En effet, il s'agit réellement de recréer une communauté qui fonctionne selon ces principes. Pour reprendre le titre d'un livre de Smaïn Laacher, à cet égard, les SEL peuvent être qualifiés d'« utopie anticapitaliste en pratique »9. Comme nous l'avons dit, cet engagement militant ne se retrouve pas de manière uniforme dans toutes les couches de la société et, si l'on y trouve des chômeurs ou des personnes en situation difficile, il s'agit en fait des « moins dominés des catégories les plus dominées »10.
Par son fonctionnement11, le SEL offre beaucoup d’occasions de rencontres et de contacts, que ce soit dans le cadre de l'échange d'un bien ou d'un service, ou au cours des réunions régulières. Comme la dimension réciprocitaire est fortement mise en avant dans le SEL (on reste redevable aux autres membres, même si l'on « paie »), ces moments de contacts peuvent facilement se prolonger. Le SEL n'est alors plus seulement l'occasion de faire des échanges, mais aussi de voir certaines personnes. Il devient un cadre propice au développement d'une solidarité entre les membres. Celle-ci peut dépasser le cadre des échanges, les membres s'aidant de manière plus régulière ou sans comptabiliser leurs échanges. Ce rapprochement peut également être vu sous un mode plus relationnel, recréant alors de la convivialité entre les membres. Cette solidarité et cette convivialité offrent à l'adhérent la possibilité de reconstituer un réseau de relations, qu'il avait peut-être perdu. Il trouve également par là une certaine valorisation de sa personne, de ses activités ou de ses compétences, surtout s'il n’est pas actif sur le marché du travail. Tous ces effets combinés facilitent l'insertion des membres dans le groupe, ce qui peut constituer un levier d'insertion dans la société.
Cette création de nouvelles relations peut être vue sous un angle plus théorique, celui du capital social. Ce concept a été développé par Bourdieu (1980) qui a, pour la première fois, établi cette distinction entre capital économique et capital social. Le capital économique réfère logiquement au niveau de richesse matérielle dont dispose un individu. Le capital social exprime, lui, l'ensemble des relations, contacts, réseaux sociaux dans lesquels chacun se trouve. Ce capital peut être mobilisé pour obtenir un service, une aide, une embauche. Tout comme le capital économique, le capital social peut s'accumuler.
Deux chercheurs12 ont ainsi analysé les relations qui se créent dans un SEL et une banque du temps. Ils ont, assez logiquement, conclu que ces systèmes étaient des structures très « productives » en termes de capital social. En effet, chaque échange provoque une nouvelle rencontre, qui est l'occasion de faire la connaissance d'une nouvelle personne. Cette rencontre est d'autant plus « fructueuse » qu'il ne s'agit pas simplement de venir payer pour un service, mais bien de s'accorder ensemble sur la nature du service et sur la valeur de l'échange. Ce qui peut apparaitre au départ comme une contrainte devient alors l'élément provocateur de cette rencontre. Des évènements réunissant tous les membres permettent aussi de développer des contacts et un réseau, en lien avec la création d'une certaine solidarité, évoquée plus haut. Ces contacts ne débouchent pas nécessairement (en fait, plutôt rarement) sur des relations d’amitié, mais le capital social n'en est pas diminué pour autant. En effet, un autre chercheur13 a montré que dans un réseau de relations, ce sont souvent les personnes les plus éloignées du réseau habituel, fréquentant justement d'autres réseaux, qui offrent le plus de nouvelles opportunités. Le SEL réunissant souvent quelques dizaines ou centaines de membres, qui se croisent mais gardent chacun un réseau personnel, correspond très bien à cette description.
Cet aspect fortement social est peut-être celui qui permet d'expliquer pourquoi tant d'utilisateurs des SEL vivent dans un environnement urbain ou en proviennent : le SEL permet de rencontrer des gens. Ce besoin est souvent plus grand en ville où les liens sociaux sont distendus entre les habitants. Dans beaucoup de villages, ces liens sociaux sont encore présents entre les habitants, mais ce réseau s'ouvre assez difficilement aux néo-ruraux qui font face à la même solitude que les urbains. Ceci pousserait donc chacun d'entre eux à rechercher, via le SEL, la constitution d'un nouveau réseau.
Une volonté économique : augmenter son bien-être matériel
Au-delà des aspects politiques et sociaux, il reste tout de même des avantages matériels à utiliser le SEL. Cet avantage peut se traduire en termes de substitution de consommation (« J'achète ma nourriture via le SEL au lieu de l'acheter au magasin »), mais bien plus souvent en termes de complément de consommation (« Grâce au SEL, j'ai pu trouver quelqu'un pour tailler ma haie »). Les utilisateurs peuvent, en effet, s'offrir des biens et services indisponibles ailleurs, soit parce qu'ils seraient trop chers (c'est particulièrement le cas pour les services), soit parce qu'ils sont peu ou pas disponibles dans le circuit conventionnel (on pense ici à des pratiques anciennes, artisanales, trop peu rentables, ou les trois à la fois).
La substitution permet bien de diminuer les dépenses, donc d'épargner de l'argent. Mais l'effet à ce niveau est certainement très faible, car les biens disponibles dans le SEL sont souvent limités et une grande partie des achats doit encore se faire à l'extérieur : c'est le cas du logement, de l'énergie, des transports... En revanche, le complément se traduit par une comptabilité personnelle inchangée : on ne dépense pas moins, mais une plus grande palette de biens et services est disponible. Ces avantages sont mesurés davantage en termes de bien-être : on peut vivre mieux avec le même revenu.
Retenons donc simplement qu'un utilisateur peut potentiellement trouver un avantage économique, mais que cet avantage est obligatoirement limité. Ceci explique peut-être en partie pourquoi si peu d'utilisateurs du SEL cherchent avant tout à réaliser des échanges en y adhérant.
Le SEL n'engage pas ses adhérents à consommer de manière plus responsable ou écologique. Chacun restant évidemment libre de faire des choix de consommation personnels. Il n'existe pas non plus, à notre connaissance, d'études empiriques visant à déterminer l'impact de l'adhésion à un SEL sur les modes de consommation. On peut malgré tout relever que, par le système qu'il met en place, le SEL promeut de fait certaines habitudes particulières de consommation. Nous pouvons en relever trois.
La première est la promotion de circuits d'échange courts, tant au niveau de la distance qu'au niveau du nombre d'intermédiaires : les échanges se font souvent dans un espace assez réduit et il y a moins souvent un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. La seconde est le développement de pratiques de réparation, de réutilisation, de réemploi ou de fabrication par soi-même. En effet, peu d'utilisateurs trouveront de l'intérêt à acheter une tarte provenant du magasin via le SEL alors qu'il est très courant de proposer des plats qu'on a préparés soi-même. De même, il existe de nombreuses offres de petits travaux (réparation de vélo, petite menuiserie, artisanat), de cours ou d'artisanat. Par là, le consommateur apprend aussi à sortir de son rôle habituel, pour se rapprocher de celui du producteur... jusqu'à devenir lui-même producteur d'autres biens. Les rôles se croisent et chacun prend conscience de la situation de l'autre, ce qui aide à fixer un prix juste entre les deux personnes. La troisième manière de consommer, enfin, est l'absence totale de publicité dans le système. Celle-ci est non seulement interdite, mais elle se révélerait inefficace tant elle est contraire à la logique qui sous-tend le SEL : on n'achète pas quelque chose pour rivaliser avec son voisin, mais bien pour faire vivre la communauté et développer les échanges entre les utilisateurs.
Conclusion
Différents profils peuvent se rencontrer au sein d'un SEL : tant celui du chômeur, que celui du travailleur. Que l'un soit plus pauvre que l'autre, cela importe finalement peu et le SEL permet justement à ces gens de se rencontrer sur un pied d'égalité. Il reste que le phénomène semble cantonné à des personnes plus sensibles aux enjeux sociaux et politiques et majoritairement urbaines. Le fait que le SEL soit aussi un mouvement militant n'y est certainement pas étranger. La possibilité d'y retrouver une convivialité et une solidarité disparues, non plus. Le SEL saura-t-il à l'avenir garder ses principes tout en attirant un public plus large et en l'intéressant à d'autres formes d'échanges ? C'est un défi, qu'il doit en tout cas, selon nous, relever.
1 Modèle de Charte pour un SEL, http://lesel.be/
2 Servet (1999).
3 Blanc (2006).
4 Lenzi (2004).
6 Nom donné aux utilisateurs des SEL.
7 Mathieu (2004).
8 Julien Didier, Systèmes d'échange local : À quoi ça sert ? Objectifs et principes, Réseau Financement Alternatif, janvier 2010.
9 Laacher(2003).
10 Lenzi (2004).
11 Ce paragraphe est issu de l'analyse précédente sur les SEL : Julien Didier, Systèmes d'échange local : À quoi ça sert ? Objectifs et principes, Réseau Financement Alternatif, janvier 2010.
12 Hontschoote (2001) et Ozanne (2010).
13 Granovetter (1973).
Bibliographie
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