Plus de 20 milliards d’euros ont été consacrés à sauver le secteur bancaire, rien qu'en Belgique. Cela a commencé à la fin du mois de septembre dernier, lorsque l’État belge a décidé d’injecter, via la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), quelque 4,8 milliards d’euros au capital de l’entité bancaire belge Fortis Banque, dont il a ainsi acquis 49 % – les États néerlandais et luxembourgeois intervenant, eux aussi, au capital des branches néerlandaise et luxembourgeoise du groupe. Au total, l’argent public injecté a atteint la somme de 7 milliards.
Ensuite, l'État fédéral et les trois régions belges sont tombés d'accord pour augmenter le capital du bancassureur franco-belge Dexia, deuxième victime de la crise financière en Belgique après Fortis. Trois milliards d'euros, dont un milliard du gouvernement fédéral, c'est la somme que la Belgique a décidé d'injecter dans le groupe Dexia sur un total de 6,4 milliards d'euros de capital frais auquel ont également contribué les gouvernements français et luxembourgeois, ainsi que les actionnaires.
Le 20 octobre, l'opération de sauvetage d'Ethias a permis d'injecter 1,5 milliard d'euros dans l'assureur en mobilisant l'État fédéral, la Flandre et la Wallonie. Le 27 octobre, l'État belge a apporté 3,5 milliards d'euros au bancassureur KBC. L'opération s'est faite via l'émission de titres KBC sans droits de vote et sans dilution pour les actionnaires actuels du grand bancassureur. Le 23 janvier 2009 enfin, la Région flamande a annoncé qu'elle injectera 2 milliards d’euros. Pour cela, elle procédera à un montage similaire à celui qui avait été mis en place par l'État fédéral : elle souscrira un emprunt qui sera assimilé à des fonds propres si la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA) donne son feu vert.
Face à cet interventionnisme qui s'est, le plus souvent, traduit par une prise de participations dans ces groupes de banque et d'assurance, l'État se découvre une nouvelle posture, celle d'actionnaire. De deux choses l'une, soit les pouvoirs publics développent une banque publique[1], soit, à tout le moins, ils agissent en actionnaire responsable.
Actionnaire responsable...
L'État, garant de l'intérêt général, doit se montrer vigilant quant à l'usage qui est fait de son argent. En sa qualité d'actionnaire, il dispose d'un droit de vote aux assemblées générales des entreprises dans lesquelles il a placé ses économies. Et il peut ainsi tenter d'améliorer le comportement éthique, social et environnemental de celles-ci en favorisant le dialogue avec les dirigeants, en exerçant des pressions, en soutenant une gestion responsable, en proposant et en soumettant au vote des assemblées générales annuelles des préoccupations sociétales.... C'est ce que l'on appelle « l'activisme actionnarial ».
Prenons un exemple. On se souviendra de la campagne mondiale Cut the cost menée par OXFAM. Cette campagne, dirigée à la fois à l'encontre de l'industrie pharmaceutique et des gouvernements des pays développés, les accusait de mener – par l'intermédiaire de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) – une guerre des médicaments larvée contre les pays les plus pauvres et de maintenir ceux-ci volontairement en état de sous-développement sanitaire – les politiques de prix et de brevets des groupes pharmaceutiques rendant certains médicaments considérés comme vitaux pour les pays pauvres (en particulier ceux destinés à lutter contre le sida, la dysenterie infantile, la tuberculose, la malaria...) inaccessibles aux pays du Sud. La campagne Cut the cost s'est plus spécifiquement développée à l'encontre de la multinationale anglo-américaine GlaxoSmithKline (GSK).
Le 15 avril 2003, la caisse de retraite des fonctionnaires de l'État de Californie, CalPERS, premier fonds de pension public américain, a demandé à GSK, dont il était un actionnaire à hauteur de 0,66 % environ, de faciliter l'accès à des versions génériques de ses médicaments anti-sida. Dans un texte voté à l'unanimité par son comité d'investissement, le fonds de pension s'est en effet inquiété du "comportement d'entreprise" de GSK et a mentionné que son attitude face au sida pourrait entacher la réputation du groupe et nuire à la valeur de l'action. Et GSK d'annoncer, le 28 avril 2003, une baisse du prix des médicaments anti-sida dans les pays pauvres, saluée comme il se doit par le conseil d'administration de CalPERS.
Si les motivations de cette diminution n'étaient sans doute pas totalement désintéressées, cette victoire des partisans d'un meilleur accès aux traitements médicaux dans les pays les plus pauvres n'en démontre pas moins l'influence prédominante que des actionnaires publics peuvent exercer sur les stratégies du monde de l'entreprise[2].
... d'entreprises financières
Cette influence sera d'autant plus importante que l'entreprise dont les pouvoirs publics sont actionnaires a une activité financière. En effet, dans ce cas, les pouvoirs publics pourront agir non seulement sur le comportement interne de l'entreprise financière, par exemple sa politique à l'égard de son personnel, mais aussi sur sa politique de crédit et d'investissement. Et ils seront aussi en mesure de vérifier si cette politique est socialement responsable, c'est-à-dire si elle ne répond pas uniquement à des critères financiers, mais également à des préoccupations sociales, éthiques et environnementales.
En effet, les pouvoirs publics peuvent-ils accepter que les entreprises de banque et d'assurance dont ils sont à présent propriétaires, au moins en partie, investissent dans des entreprises et dans des États qui violent, par exemple, les droits de l'homme ? Ou ne faut-il pas, au contraire, définir des directives éthiques ?
C'est ce choix qu'a fait l'État norvégien qui a défini, en novembre 2003, des directives éthiques en matière d’investissement pour le Norwegian Government Petroleum Fund, qui rassemble une partie des revenus tirés de l’exploitation et de l’exportation des ressources pétrolières norvégiennes. Ces directives éthiques sont fondées sur les critères d’exclusion suivants :
- les violations sérieuses ou systématiques des droits de l’homme, telles que le meurtre, la torture, la privation de liberté, le travail forcé ;
- les pires formes de travail des enfants et autres formes d’exploitation des enfants ;
- les atteintes graves aux droits individuels dans des situations de guerre ou de conflit ;
- la dégradation sévère de l’environnement ;
- la corruption massive ;
- les autres violations particulièrement sérieuses des normes éthiques fondamentales[3].
Pourquoi devrait-il en aller autrement pour les entreprises financières dans lesquelles ont été investis les deniers publics ? Comment pourrait-on, en effet, expliquer que l’État, d'une part, promulgue des lois et ratifie des conventions internationales qui expriment un consensus de la société belge sur des questions comme la défense des droits humains ou de l'environnement et, d'autre part, en tant que gestionnaire des deniers publics, via sa participation dans des banques et assurances, favorise l'investissement dans des entreprises ou des États qui bafouent les droits contenus dans ces textes ?
Il nous paraît qu'un souci de cohérence doive prévaloir et justifier un politique d'engagement responsable des pouvoirs publics dans les sociétés financières au capital desquelles ils participent. Celle-ci pourrait se fonder sur les conventions internationales précitées. Elles ont servi de base à l'élaboration de la norme minimale d'investissement socialement responsable (ISR) proposée par le Réseau Financement Alternatif[4] et soutenue par de nombreux syndicats, mutuelles, organisations de consommateurs, ONG d'environnement, de respect des droits de l'homme, et autres représentants de la société civile[5].
Cette norme prévoit notamment de ne pas investir dans les entreprises et États à propos desquels il existe des indices sérieux et concordants qu’ils se rendent coupables comme auteur, co-auteur ou complice, ou qu’ils tirent avantage d'actes prohibés par les conventions internationales ratifiées par la Belgique en matière de droit humanitaire, droits sociaux, droits civils, environnement et gestion durable.
Conclusions
La crise financière n'est sûrement pas un accident de l'histoire, au sens d'un événement inopiné. Elle a en tout cas placé les pouvoirs publics face à leurs responsabilités. Cette responsabilité, ils l'ont assumée en prenant des participations dans nombre d'institutions financières. De cette participation découle une nouvelle responsabilité, celle de donner à ces institutions des directives éthiques dans leur politique d'investissement.
La société civile s'est largement prononcée en faveur d'une norme légale qui définisse a minima l'investissement socialement responsable, afin d'en assurer la qualité et la promotion. Les pouvoirs publics, garants de l'intérêt général, ne doivent-ils pas montrer l'exemple au travers des institutions financières qu'ils contrôlent et imposer à celles-ci d'éviter de financer les entreprises et les États qui se rendent coupables d'actes prohibés par les conventions internationales ratifiées par la Belgique en matière de droit humanitaire, droits sociaux, droits civils, environnement et gestion durable ?
La cohérence et l'intérêt général sont sans doute à ce prix. Mais il s'agit également d'une formidable occasion pour les pouvoirs publics de reprendre la main à l'égard d'un système financier qui a, ces dernières années, tenu davantage du casino que de l'outil économique. Et de remettre celui-ci en phase avec la réalité, en se préoccupant de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux. Bref, de remettre la politique, c'est-à-dire l'organisation la Cité, au centre du jeu.
Bernard Bayot, 2 février 2009
[1] Bernard Bayot, L'interventionnisme public dans la finance, 15 décembre 2008.
[2] Bernard Bayot, « Activisme actionnarial », dans Hémisphères, nº 25, juin 2004.
[3] http://www.regjeringen.no/en/dep/fin/Selected-topics/andre/Ethical-Guide...
[4] Bernard Bayot, Alexandra Demoustiez, Steven Coeckelbergh, Étude portant sur une proposition de définition d’une norme légale d’investissement socialement responsable.
[5] Max Havelaar, Amnesty International BF, FGTB-ABVV, Ethicstore, Inter-Environnement Wallonie, Tourisme Autrement, Ecus Baladeurs, Pour la Solidarité, Febecoop (Fédération Belge de l'économie sociale et coopérative), Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises (SAW-B), OIVO-CRIOC (Centre de recherche et d'information des organisations de consommateurs), Netwerk Vlaanderen, Transhumance, Centre de développement rural (CDR), Habitat Service, Service civil international (SCI), Entraide et Fraternité, Changement pour l'égalité (Cgé), Solidarité Socialiste, Union nationale des mutualités socialistes (UNMS), Rénovassistance, Les Tournières, Syneco (agence conseil en économie sociale), MOC (Mouvement ouvrier chrétien), Greenpeace, Oikocredit-be, Educar vzw / Kiem vzw, Comm'sa - Communicatie met zicht op de samenleving, Fédération des Maisons Médicales, Verbruikersateljee vzw, VODO (Vlaams Overleg Duurzame Ontwikkeling), FIAN, Forum Ethibel, Netwerk Bewust Verbruiken, le Pivot, Point d'Appui, Test-Achats / Test-Aankoop, VOSEC, Vredeseilanden.
La crise financière que nous connaissons démontre à suffisance la puissance des pouvoirs publics comme dernier rempart de nos économies. Personne ne conteste que leur intervention, qui s'est traduite par de vraies nationalisations, ait été indispensable. Aujourd'hui, l'État peut soit développer une banque publique, soit, à tout le moins, agir en actionnaire responsable.