Les exclus du système socio-économique sont nombreux au sein de l’Union européenne : chômeurs, femmes, immigrés, gens du voyage, jeunes universitaires sans emploi, etc. Pour répondre à des besoins de première nécessité tels que l’achat de mobilier, les réparations des installations sanitaires, des soins dentaires, l’achat de lunettes, ou encore l’obtention du permis de conduire, ces personnes doivent faire appel au crédit.
Or, pour octroyer ou non des crédits, les banques se basent sur un credit scoring, tenant compte de la situation financière du demandeur. Les personnes les plus démunies se voient, dès lors, le plus souvent refuser l’accès au crédit dans les banques traditionnelles. Lesquelles prétendent, ce faisant, agir de façon responsable en évitant à leurs clients la spirale du surendettement. Voire. Elles agissent plus certainement dans l’intérêt de leurs résultats, en se concentrant sur les produits les plus rentables. Quant aux emprunteurs potentiels, ils sont généralement contraints de frapper à la porte des prêteurs sur gage, augmentant alors, de facto, le risque de surendettement.
Pour lutter contre ce problème, à l’instar de ce qui se fait aux Etats-Unis depuis près de 30 ans, les banques européennes pourraient être appelées à s’engager dans un marché qu’elles ne connaissent pas encore : celui des personnes à revenu faible ou modéré.
Community Reinvestment Act : de quoi s’agit-il ?
Aux Etats-Unis, les communautés noires ou latino-américaines, souvent économiquement défavorisées, se trouvaient généralement exclues du marché des crédits. Pour mettre fin à cette discrimination, ou à tout le moins pour la diminuer, fut adopté le Community Reinvestment Act (CRA), en 1977, sous la présidence de Carter. Ce premier dispositif allait se voir renforcé en 1994-1995 par l’administration Clinton.
Le CRA mentionne que ‘les institutions financières ont une obligation continue et non discriminatoire d’aider à répondre aux besoins de crédit des communautés, y compris dans les régions à revenu faible ou modéré, et ce, sans que cela soit incompatible avec des pratiques de prêt saines’.
Par conséquent, les banques et autres institutions financières de prêt doivent octroyer des crédits et services financiers aux individus à revenu faible ou modéré ainsi qu’aux organisations et associations s’occupant de ces personnes et ce, dans toutes les zones géographiques où les banques proposent des comptes bancaires. Par ailleurs, elles ont l’obligation de justifier les rejets de prêts, pour lesquels seuls les critères économiques peuvent entrer en ligne de compte.1
Le respect du Community Reinvestment Act par les banques est contrôlé par l’administration fédérale. En effet, en cas de non respect du CRA, les banques s’exposent à des sanctions telles qu’une amende, la perte de l’accès au refinancement à court terme de la FED2 ou à l’arrêt temporaire des opérations du fusion ou d’acquisition.
Un mécanisme de type ‘CRA’ est-il envisageable en Europe ?
A ce jour, l’Union européenne ne dispose pas encore de contrainte légale comparable à l’égard des banques.
Cela s’explique sans doute par des traditions différentes en Europe et aux Etats-Unis. D’abord, les « communautés » en tant que telles sont, la plupart du temps, davantage fondues dans la population. Ensuite, le vieux continent a développé une tradition de banques mutuelles et coopératives lesquelles, historiquement, s’adressent à une clientèle précarisée. Enfin, l’intervention réglementaire des pouvoirs publics sur le secteur financier est généralement plus importante en Europe qu’aux États-Unis. Sous quelles conditions un CRA pourrait-il, dès lors, se développer au sein de l’Union européenne ?
Engagement envers les « communautés » ou principe de solidarité
En visant à réduire les actions discriminatoires envers certains groupes de la population (noirs, latino-américains, …), le CRA américain renvoie à la notion de communautarisme. L’analyse en termes de « communautés » n’est sans doute pas aussi pertinente en Europe. Si ce n’est au Royaume-Uni, voire un peu au Danemark, la notion même de ‘développement communautaire’ est très peu répandue en Europe. Cela ne signifie pas pour autant, loin s’en faut, que l’Europe ne compte pas son lot de personnes marginalisées d’un point de vue socio-économique. Mais on y parlera de populations exclues des services bancaires et financiers.
Aux Etats-Unis, les banques sont contraintes de consacrer une partie de leurs engagements aux « communautés », correspondant à une part de l’épargne qu’elles ont collectée auprès de ces communautés. Les banques sont examinées sur la base des résultats, et non des déclarations d’intention, en matière de lutte contre la discrimination. Ainsi, « si dans des zones d’évaluation du CRA, l’analyse statistique du portefeuille de crédits identifie des exemples de discrimination, y compris par l’absence de prêts, les banques sont appelées à se justifier. Elles doivent fournir une justification économique à leur décision de ne pas prêter. Comme ceci peut s’avérer aussi onéreux que difficile, les banques préfèrent faire de sérieux efforts pour ne pas voir leurs politiques remises en question. »3
Toutefois, dans leur souci de maximisation de la rentabilité, elles créent des Fondations qui font du ‘social banking’, de sorte que le coût du ‘social banking’ est externalisé. Le CRA crée donc, de facto, une dualisation de la société. Or, l’objectif poursuivi consiste en une mutualisation et non en une dualisation de la société et des risques bancaires.
Le Community Reinvesment Act américain pourrait, dès lors, se voir adapté au modèle socio-économique européen par l’instauration d’un principe de solidarité dans les banques et entre les banques. En effet, les produits les plus rentables doivent permettre de couvrir les coûts des produits moins rentables afin de répondre aux besoins de l’ensemble de la population.
Un système d’évaluation pourrait être mis sur pied de sorte que les instances publiques accordent un niveau de rating aux institutions financières, sur la base d’indicateurs pertinents, relatifs principalement à l’accès au crédit mais aussi aux investissements et aux services bancaires (crédit à la consommation, crédit aux indépendants, artisans et PME, crédit à l’économie sociale et solidaire). L’évaluation se ferait tant au niveau de l’action du secteur dans sa globalité que de celle de chaque opérateur en particulier.
Par ailleurs, la création d’un « fonds de compensation des banques permettrait de répartir la charge économique excédentaire que représente l’offre de crédit approprié, sur l’ensemble des opérations de crédit. Ce mécanisme de compensation rendrait neutre, sur le plan économique, la prise en charge de ce service économique d’intérêt général par certains opérateurs et éviterait ainsi une distorsion de concurrence »4.
Obligation de transparence en matière de crédit
Aux Etats-Unis, « l’intuition première du législateur était que la menace de publicité négative à laquelle serait exposée une banque mal notée par le CRA serait suffisante pour réduire les pratiques discriminatoires de crédit. Elle s’est avérée fondée dans la mesure où peu de banques américaines ont été soumises à une amende.»5
L’expérience américaine a ainsi démontré l’importance de la transparence : tant qu’un mauvais résultat en termes de CRA entraînait une sanction sans publicité, les banques ne s’en inquiétaient pas. Dès lors que les résultats sont devenus publics, c’est-à-dire qu’ils ont touché l’image de la banque, ils sont en même temps devenus dignes d’intérêt…
Par ailleurs, le succès du CRA est dû, en partie au moins, à l’obligation de transparence de la part des institutions financières. On ne peut pas s’attendre à des avancées spectaculaires en Europe si on travaille uniquement sur une base volontaire de la part des banques.
Or, en Belgique, il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’obligation de rendre publique l’information sur les clients. Il existe une centrale positive des crédits à laquelle les prêteurs ont accès mais qui n’est pas publique : tous les crédits y sont enregistrés ; le dispensateur de crédit doit la consulter avant d’accorder un crédit. Il engage ici sa responsabilité.
Il nous semble, dès lors, essentiel de promouvoir la transparence dans les institutions financières en les obligeant à fournir périodiquement les informations sur la manière dont elles ont répondu ou non aux besoins de crédit de la population. Ces informations seraient contrôlées par un organisme indépendant et selon des procédures bien établies.
’Social banking’, banking rentable ?
Il importe de prouver aux banques qu’elles peuvent faire de la ‘finance sociale’ sans enregistrer de perte.
Aux Etats-Unis, plusieurs études ont démontré que le risque de crédit supporté par les banques n’a pas augmenté du fait de l’instauration du Community Reinvestment Act. En effet, les institutions financières ont appris à connaître un marché somme toute nouveau pour elles et la concurrence a joué son rôle dans l’économie libérale de Etats-Unis. Par conséquent, l’évaluation des risques clients s’est affinée de telle façon que le taux de créances non remboursées n’est pas plus élevé auprès des clients CRA qu’auprès des autres clients. Et les prêts hypothécaires aux personnes à revenu faible ou modéré ont augmenté de 39 % entre 1993 et 1998, selon le département du Trésor américain.
Or, chez nous, les banques ont mis au point une méthode d’évaluation des consommateurs, sur la base de leurs dépenses. Ce scoring est de plus en plus précis. Les banques disposent donc déjà d’un premier outil important pour faire crédit aussi aux groupes défavorisés.
Par ailleurs, les banques coopératives s’avèrent aussi rentables que les banques traditionnelles. Pour preuve, quelques acquisitions retentissantes des secondes par les premières, en France et en Italie notamment.
Dans son rapport « Développer des outils communs aux pouvoirs publics et aux institutions financières en vue de favoriser les droits fondamentaux dans l’Union européenne », le Réseau Financement Alternatif insistait déjà, en décembre 2005, sur la nécessité de « favoriser l’implication des institutions financières dans la promotion des droits fondamentaux »6. Ainsi, nous notions alors qu’il importe de sensibiliser les institutions financières à un secteur et à un public qu’elles ne connaissent pas encore. Parallèlement, il convient de leur expliquer l’intérêt qu’elles ont à y prendre part : amélioration de leur image, valorisation du crédit en tant que facteur économique intéressant, nouveaux clients potentiels, etc.
Allier solidarité, lutte contre le surendettement et rentabilité
In fine, l’instauration d’une évaluation sur la base, notamment, de l’accès au crédit, l’obligation de transparence ainsi que la création d’un fonds de compensation pourraient insuffler un vent de solidarité, si léger soit-il, au sein du secteur bancaire sans pour autant en gêner la rentabilité.
Par ailleurs, le CRA européen pourrait devenir un outil puissant de lutte contre le surendettement en permettant aux personnes à revenu faible ou modéré d’emprunter auprès de banques et non plus auprès de financiers aux taux usuriers.
Car, le but ultime d’un Community Reinvestment Act à l’européenne est bien de sortir les personnes précarisées de leur situation d’exclusion pour les intégrer dans l’économie de marché. Lorsque cet objectif est atteint, toutes les parties prenantes en sortent gagnantes : en priorité les personnes anciennement précarisées; mais aussi le secteur bancaire qui ‘récupère’ de nouveaux clients et les pouvoirs publics, enfin, qui évitent d’engager des coûts sociaux.
Françoise Radermacher - Juin 2006
1 Pour davantage d’informations sur le sujet, le lecteur se référera à un article précédent ‘Pour lutter contre la discrimination économique des personnes à revenu faible, l’exemple viendrait-il des Etats-Unis ?, juin 2006, www.financite.be
2 Banque Fédérale américaine
3 Pour davantage d’informations sur le sujet, le lecteur se référera à un article précédent ‘Pour lutter contre la discrimination économique des personnes à revenu faible, l’exemple viendrait-il des Etats-Unis ?, juin 2006, www.financite.be
4 BAYOT Bernard, directeur du Réseau Financement Alternatif.
5 HUDSON Kent, Le Community Reinvestment Act (CRA), 2004, page 4
6 RADERMACHER Françoise, Développer des outils communs aux pouvoirs publics et aux institutions financières en vue de favoriser les droits fondamentaux dans l’Union européenne , rapport final d’un projet européen, page 51, décembre 2005.
A l'instar de ce qui ce fait outre-Atlantique, l'Europe doit-elle imposer une obligation de performance sociale au secteur bancaire ? Eléments de réponse.