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Soumis par Anonyme le

Pratiquer une finance responsable, qui, à un niveau ou un autre, prend en compte l'impact social et/ou environnemental de l'acte financier, c'est prendre le contrepied d'une finance désincarnée, qui, de manière aussi naïve que dangereuse, pense pouvoir échapper à la réalité des hommes et de leur planète. La crise financière de 2008 nous a démontré, si besoin en était, les limites de cette vision étroite, égocentrique et – pour tout dire – égoïste.

Pour autant, la responsabilité financière peut se décliner de multiples façons, au gré des engagements, des besoins et des cultures. Le microcrédit, l’épargne solidaire ou l’investissement socialement responsable, pour ne citer que ces quelques cousins, s'ils appartiennent à la même famille de la finance responsable, présentent néanmoins des différences conceptuelles notables. C'est ainsi que, par exemple, les solutions développées en réponse aux problèmes particuliers qui se posent dans le Sud ne peuvent être reprises comme telles dans le Nord. Par contre, des expériences qui se développent dans des contextes similaires peuvent bien entendu constituer d'utiles sources d'inspiration. Démonstration par la finance solidaire québécoise.

Le Mouvement Desjardins

Le Mouvement des caisses Desjardins est un mouvement de coopératives d'épargne et de crédit fondé en 1900 par Alphonse Desjardins à Lévis (Québec). Il trouve son origine dans la situation socioéconomique de la province. C'est qu'à la fin du XIXe siècle, l'accès à l'épargne et au crédit est difficile pour une population essentiellement composée d'agriculteurs qui, à la suite d’une série de mauvaises récoltes, ont accumulé de lourdes dettes et font face à des banques très conservatrices qui ne font affaire qu'avec les commerçants, les industriels et les familles fortunées. Il ne leur reste que le recours à des prêteurs usuraires qui, libres de toute contrainte, finissent souvent par mettre la main sur les biens de leurs malheureux clients.

Cette histoire n'est pas sans rappeler celle qui prévalait à la moitié du XIXe siècle en Europe, où l’émancipation paysanne eut pour conséquence une liberté et une autonomie économiques telles qu’elles n’avaient encore jamais existé, en particulier pour la population rurale. Comme celle-ci était totalement inexpérimentée en matière économique, elle tomba très vite aux mains d’usuriers sans scrupules, s’endetta immodérément, perdit ainsi ses propriétés et sombra dans la misère1.

Ce n'est donc pas un hasard si Alphonse Desjardins, après avoir lu le livre que Henry W. Wolff consacra en 1893 aux expériences de coopératives d'épargne et de crédit existant à l'époque en Europe, prit contact avec ce dernier2. Wolff mit Desjardins en relation épistolaire avec une dizaine de représentants du mouvement coopératif en France, en Italie, en Belgique, en Suisse et en Allemagne et c'est ainsi que Desjardins établit sa caisse à partir d’une synthèse de quatre modèles européens : les Caisses d’Épargne en France, les Caisses de crédit de F.W. Raiffeisen ainsi que les Banques populaires de H. Schulze en Allemagne et les Banques populaires de L. Luzzati en Italie.

3.

Plus d'un siècle plus tard, le Mouvement des caisses Desjardins est le plus grand groupe financier coopératif au Canada, avec 5,8 millions de membres et un actif global de 157 milliards de dollars canadiens (116 milliards d'euros). Il regroupe un réseau de coopératives de services financiers – les caisses et les credit unions – de même qu'une vingtaine de sociétés filiales, notamment en assurances de personnes et de dommages, en valeurs mobilières, en capital de risque et en gestion d'actifs.

Les caisses d'économie

Issues des milieux de travail et des grandes associations syndicales, la grande majorité des caisses d'économie sont nées au Québec dans les années 1960.

Durant cette période, désignée sous le nom de « révolution tranquille », les travailleurs éprouvaient en effet des difficultés à emprunter auprès des institutions financières traditionnelles. Ne possédant ni maison, ni terre, ni capital et n'ayant pour garantie que leur seule force de travail, ils se voyaient contraints, pour obtenir du financement, de recourir au crédit des compagnies de finance dont les taux d'intérêt étaient alors très élevés. Les effets de ce phénomène ont tôt fait de se manifester et les travailleurs se sont retrouvés dans de graves situations d'endettement.

C'est alors que des groupes de travailleurs, avec l'aide de leur syndicat ou de leur association, se sont dotés de leur propre outil financier avec, comme premier moyen d'épargne, la retenue à la source.

En économisant quelques dollars par semaine sur leur paye, les travailleurs ont eu vite fait de se constituer un capital et de se doter de services à travers des coopératives de services financiers, propriétés des membres, gérées par eux et bâties à leur image.

Fruit de l’alliance entre le mouvement coopératif et le mouvement syndical, ces caisses se sont progressivement implantées dans les milieux du travail avec l’objectif pour les travailleurs de mieux contrôler leurs destinées, tant individuelles que collectives. Elles sont issues d’un syndicalisme de projet, pour défendre les travailleurs dans la communauté, comme consommateurs, particulièrement ceux qui à une époque étaient victimes de prêts usuraires.

En 1962, les caisses de groupes se sont constituées en une fédération francophone, soit la Fédération des caisses d'économie du Québec, et dix-sept ans plus tard, en 1979, elles se sont affiliées au Mouvement Desjardins. En 2001, elles ont fusionné avec la Fédération des caisses Desjardins du Québec pour se regrouper au sein de la Première Vice-présidence des caisses de groupes.

Les caisses de groupes, aujourd'hui au nombre de 39, servent les intérêts de plus de 265 000 membres dans 700 entreprises et organismes publics et parapublics du Québec. Elles sont présentes dans plusieurs secteurs : éducation, santé, services publics (municipal et gouvernemental), industrie, économie solidaire, culture, télécommunications, haute technologie. Elles apportent aussi leur contribution auprès des communautés portugaise, polonaise et lituanienne4.

L'une d'entre elles, la Caisse d'économie solidaire Desjardins est née en 1971 de la fusion de huit caisses, dont la plus ancienne, la Caisse populaire des syndicats catholiques de Montréal, remonte à 1923. Elle est devenue la plus importante institution bancaire spécialisée en économie sociale, mais également la seule à s'y consacrer pleinement. Avec plus de 9800 membres individuels et près de 2400 entreprises collectives, elle est porteuse d’une idée coopérative au service du bien commun, de la démocratie, du « vivre ensemble », de l’écologie et de la solidarité. Ses membres ont choisi de poursuivre la pratique d’une utilisation des excédents, au travers de la collecte de l'épargne collective par la voie syndicale, à des fins de développement collectif. Ils ont ainsi engagé la Caisse à investir dans le bâtiment écologique par l’offre de services et de produits financiers écologiques et à développer un programme visant l’accompagnement et la formation de la relève entrepreneuriale sociale5. Au 31 décembre 2009, la Caisse gérait une épargne de 565 millions de dollars canadiens (419 millions d'euros)6. Son volume d’affaires dépassait le milliard de dollars (740 millions d'euros).

Les fonds de développement

Au début des années 1980, le Québec traverse une difficile récession. Près du quart des jeunes sont sans emploi. Plus de 14 % de la main-d'œuvre québécoise est au chômage. Les taux d'intérêt démentiels obligent plusieurs petites et moyennes entreprises à fermer leurs portes. En avril 1982, le premier ministre du Québec, René Lévesque, lance un appel à la solidarité lors du Sommet socio-économique convoqué d'urgence à Québec par le gouvernement québécois.

Consciente de la gravité de la situation, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) se dit prête à collaborer. Louis Laberge, alors président de la FTQ, la plus importante centrale syndicale du Québec, propose à ses membres de se doter d'une nouvelle politique syndicale face aux licenciements et aux fermetures d'entreprises. « Nous devons répondre à l'urgence de l'heure chez nos membres et dans la société québécoise : le maintien et la création d'emplois, déclare-t-il. Sinon, à quoi servent les syndicats ? »

Un des moyens préconisés est la création d'un fonds d'investissement de solidarité contrôlé par la FTQ. L'objectif est d'investir du capital de risque dans les PME québécoises. Le gouvernement du Québec exprime son appui en accordant aux futurs actionnaires du Fonds des conditions fiscales avantageuses. Il sera d'ailleurs suivi par le gouvernement fédéral quelque temps après. Le 3 mars 1983, la FTQ annonce son projet de créer le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (FTQ), une première dans les annales du monde syndical7. Treize ans plus tard, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) crée à son tour un fonds de développement qu'il baptise « Fondaction », le fonds de développement de la CSN pour la coopération et l’emploi.

Tout en facilitant l’accès à l’épargne retraite des travailleuses, des travailleurs et de la population en général, ces fonds contribuent à maintenir ou créer des emplois et à stimuler l’économie du Québec par le biais de prises de participation, de prêts ou de garanties de prêt en faveur des PME québécoises auxquelles ils sont tenus de consacrer au moins 60 % de leurs actifs. Ces fonds veillent en outre à procurer à leurs actionnaires un rendement équitable.

Au 31 mai 2009, le Fonds de solidarité FTQ gérait des actifs de 7,4 milliards de dollars canadiens (5,5 milliards d'euros)8 et au 30 novembre 2009, Fondaction gérait 667 millions de dollars canadiens (494 millions d'euros)9.

Travailleur européen, où plces-tu ton épargne ?

Alphonse Desjardins a donc eu la bonne idée, à l'aube du XXe siècle, d'étudier les formes de finance solidaire qui s'étaient développées en Europe au cours des cinquante années précédentes. Il les a adaptées à la réalité québécoise pour construire un modèle solide et pérenne qu'on appellera le Mouvement Desjardins. Progressivement, les mouvements syndicaux vont s'impliquer dans cette finance solidaire au travers des caisses d'économie, puis des fonds de développement. Cette caractéristique est sûrement l’un des aspects les plus originaux du modèle québécois.

À notre tour, en Europe, d'étudier ces formes d'engagement syndical dans la finance solidaire. Les contextes et les besoins, ici et là-bas, sont-ils finalement si différents ? Chez nous aussi, les questions du rapport au travail, à la production et à la consommation ne méritent-elles pas d'être posées et des solutions innovantes ne pourraient-elles pas être trouvées ? L'expérience québécoise doit au moins nous interpeller, sans doute nous inspirer. Et nous permettre de dégager des pratiques innovantes en lien avec les besoins du moment. C'est que la crise financière ne nous laisse guère d'autre possibilité que de nous retrousser les manches pour développer cette alternative financière pour une économie plus solidaire.

Bernard Bayot

septembre 2010

 

1 Bernard Bayot, « Friedrich Wilhelm Raiffeisen », dans FINANcité Cahier, n° 1, Réseau Financement Alternatif, mars 2006.

2 Henry William Wolff, People's Banks: A Record of Social and Economic Success, 1893.

5 Colette Harvey et Pascale Caron, « Le modèle coopératif québécois », dansFINANcité, nº 13, Réseau Financement Alternatif, mars 2009.

6 Caisse d'économie solidaire Desjardins, États financiers, Rapport annuel 2008.

7 Bernard Bayot, « Les syndicats et l'investissement responsable », dans FINANcité Cahier, nº 14, Réseau Financement Alternatif, juin 2009.

8 Fonds de solidarité FTQ, États financiers aux 31 mai 2009 et 2008.

9 Fondaction, États financiers aux 31 mai 2009 et 2008.

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Réseau Financité, (ex- Réseau Financement Alternatif)
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2010
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09/2010
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