Ils peuvent être partout où un État a décidé de supprimer peu ou prou la fiscalité d'entreprises qui s'y installent mais dont l'activité se situe ailleurs.
Suite à la crise financière, le G20 d’avril 2009 de Londres, à grands renforts de publicité, a porté la lutte contre les paradis fiscaux parmi les priorités des politiques publiques internationales. Un choix qui prolongeait celui de la Commission européenne en faveur d'un approfondissement des contraintes en vigueur à l’encontre des paradis fiscaux. Pourtant, un rapport du CCFD-Terre Solidaire1, basé notamment sur des documents comptables officiels, montre que les 50 principales sociétés européennes possèdent toutes des filiales dans les paradis fiscaux (96 chacune en moyenne). Avec une mention spéciale pour BNP Paribas, qui en compte 347.2 N'a-t-on donc pas avancé ?
Qu'est-ce qu'un paradis fiscal ?
Il n'existe pas de définition précise et univoque de ce qu’est un paradis fiscal mais il est admis qu'on puisse les classer en quatre grandes catégories :
- les "zero tax havens", c’est-à-dire les pays où la fiscalité est tout à fait inexistante, tant pour les opérations domestiques qu’étrangères;
- les "quasi tax havens", c’est-à-dire les pays où la fiscalité est si faible qu’on peut les assimiler à des "zero tax havens";
- les pays qui ne taxent que sur la base territoriale, c’est-à-dire qui excluent de tout ou de presque tout impôt les sociétés qui opèrent exclusivement en dehors de leur territoire - de telles sociétés sont qualifiées de "sociétés offshore";
- les pays qui excluent de toute ou presque toute taxation certains types de sociétés "spécialisées".
Quels sont les problèmes ?
Les paradis fiscaux posent trois problèmes.
D'abord, ils attaquent la souveraineté des États auxquels ils soustraient des recettes fiscales. Cela représente un manque à gagner de 125 milliards d'euros pour les finances des pays en développement et un report de la fiscalité sur les consommateurs et les PME (Petites et Moyennes Entreprises), qui subissent un taux d'imposition réel sur leurs bénéfices de 21%, contre 13% pour les grandes entreprises bénéficiaires de l'évasion fiscale.3
Ensuite les paradis fiscaux nourrissent l’instabilité financière.
Enfin, ils offrent des instruments de blanchiment à l’argent mafieux et favorisent la corruption. Les paradis protègent ainsi des criminels financiers : Une fois une opération suspecte détectée, nous devons vérifier si elle est illégale ou pas ; si cette recherche conduit à des mouvements dans des pays non-coopératifs, c’est un obstacle infranchissable pour nous, explique Jean-Claude Delepière, président de la CTIF4. Il existe, à travers le monde, quantité de territoires où l’on peut dissimuler de l’argent. Ces paradis fiscaux ne facilitent pas la lutte contre la grande criminalité de nature financière. C’est un problème très délicat car chaque pays applique ses propres règles et, en période de crise financière, aucun ne voudra se tirer une balle dans le pied en prévoyant une législation plus stricte, de crainte de ne plus bénéficier de l’effet de richesse dont il profite. Il existe bien des accords internationaux sur la lutte contre la criminalité financière, mais leur application n’est pas toujours évidente. Pour le patron de la CTIF, chaque pays doit balayer devant sa porte. Certes, publier une liste d'États non-coopératifs met une certaine forme de pression. Mais il faut un travail de beaucoup plus longue haleine pour parvenir à un résultat. 5
Comment lutter contre les paradis fiscaux ?
En 1989, le G7 a mis en place le Groupe d’Action financière (GAFI), organisme intergouvernemental visant à développer et promouvoir des politiques nationales et internationales afin de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. En 1990, le GAFI a adopté 40 recommandations portant sur la prévention et la répression du blanchiment. Une liste allongée, depuis, par 9 autres recommandations contre l'argent du terrorisme. Chaque année, le GAFI fait un rapport sur l’application de ces recommandations par ses 33 Etats membres, mais elles n’ont pas de force juridique contraignante… Le GAFI publie également une « liste noire » des pays et territoires non coopératifs (PTNC) qui s'est progressivement vidée passant de 19 pays en 2001 à zéro depuis que la Birmanie en est sortie en octobre 2006.6 On pourrait donc conclure, comme le fait le GAFI que « cette procédure a été largement couronnée de succès ». En réalité, il suffit pour sortir de la liste d’adopter les textes recommandés : le GAFI n’a d’autre moyen que la « pression des pairs» pour en imposer l’application effective.
C’est à l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économiques (OCDE) que tente de se réguler l’évasion et la concurrence fiscales. Au milieu des années 1990, elle met en place un « Forum sur les pratiques fiscales dommageables ». Sont ainsi stigmatisés les pays et territoires pratiquant une imposition faible ou nulle, autorisant l’existence de sociétés écrans et refusant de façon chronique l’échange de renseignements. Trente-cinq « paradis fiscaux » sont mis à l’index en juin 2000. Pour sortir de la liste, ils doivent lever le secret concernant les bénéficiaires réels des sociétés, trusts… et pratiquer effectivement l’échange d’informations. La dynamique est considérablement freinée en 2001 par la contre-offensive menée par un groupe de places offshore montrant du doigt les propres responsabilités des pays de l’OCDE. L’arrivée au pouvoir des Républicains aux États-Unis, auxquels les lobbies du pétrole et de l’armement font valoir l’intérêt de l’évasion fiscale, ont encore ralenti le processus. Le Forum se limite depuis à promouvoir des normes non contraignantes de transparence et d’échange d’informations en matière fiscale. En 2008, seuls restaient labellisés « paradis fiscaux non coopératifs », selon ces critères, Andorre, le Liechtenstein et Monaco. Suite à leurs engagements de mettre en œuvre les principes de l’OCDE de transparence et d’échanges effectifs de renseignements en matière fiscale et à l'adoption d'un calendrier pour la mise en œuvre de ces engagements, le Comité des affaires fiscales les a retirés en mai 2009 de la liste des juridictions non coopératives. Il n’y a donc plus actuellement aucune juridiction dans la liste des paradis fiscaux non coopératifs du Comité des affaires fiscales de l’OCDE.
Lors du G20 d’avril 2009, la lutte contre les paradis fiscaux a fait l’objet de quatre décisions essentielles :
- l’affirmation d’un double objectif : s’attaquer à ces territoires pour éviter les fuites de recettes fiscales et pour protéger le système financier, ce qui reconnaît leur rôle de facilitateur de l’instabilité financière ;
- l’identification publique des territoires par l’intermédiaire de listes. Une liste blanche – voulue par les Etats-Unis – des pays au comportement adéquat. Une liste grise de pays pas encore au point (dont l’Autriche, la Belgique, le Luxembourg, Singapour, la Suisse…) et une liste noirede mauvais élèves qui s’est rapidement vidée ;
- une liste de sanctions possibles à l’encontre des territoires récalcitrants, pouvant aller jusqu’à la suspension des relations financières ;
- le FMI et le Conseil de stabilité financière devront établir un suivi du respect des règles prudentielles internationales dans ces territoires et pointer les dérives des centres financiers offshore en tant que paradis réglementaires.
Force est de constater que ces décisions se sont avérées insuffisantes, en raison essentiellement de la composition des listes : suite à la pression de la Chine, Hong Kong n’est pas explicitement dans la liste des pays douteux – même si elle est suivie de près par l’OCDE. Jersey, Guernesey, l’île de Man, l’Irlande, etc., autant de territoires régulièrement cités pour leurs pratiques fiscales ou financières douteuses, ne sont pas dans la liste non plus, ce qui a entamé sa légitimité aux yeux de la société civile. De plus, rapports de force politique oblige, la City de Londres ou bien le Delaware ou le Nevada aux États-Unis ne sont pas non plus pointés du doigt alors qu’il est facile, rapide et peu coûteux d’y ouvrir des sociétés écrans servant tous types de flux financiers obscurs.7
De son côté, le réseau d’ONG et d’experts Tax Justice Network (TJN) a publié en novembre 2009,la liste des « territoires opaques » qui a été réalisée en deux étapes :
- le calcul du degré d’opacité selon une batterie de 12 critères dont, par exemple, la conformité aux normes anti-blanchiment, l’existence ou non de sociétés écrans ou de véhicules juridiques permettant de masquer l’identité des détenteurs, ou encore la qualité et l’intensité de la coopération fiscale.
- TJN a combiné cet indice au poids de chaque territoire dans la finance offshore (part du marché mondial des services financiers aux non-résidents), afin d’évaluer la nocivité réelle de chaque territoire pour l’économie mondiale.
Cette liste comporte 60 états classés par ordre décroissant d'opacité, dont voici les vingt premiers :
- USA (Delaware)
- Luxembourg
- Switzerland
- Cayman Islands
- United Kingdom (City of London)
- Ireland
- Bermuda
- Singapore
- Belgium
- Hong Kong
- Jersey
- Austria
- Guernsey
- Bahrain
- Netherlands
- British Virgin Islands
- Portugal (Madeira)
- Cyprus
- Panama
- Israel
Comme on le voit, la Belgique est jugé le neuvième pays le plus opaque au monde !
Que fait l'Union européenne ?
L'Union européenne semble peu se soucier des paradis fiscaux. Pour preuve, le 11 novembre 2010, le Parlement européen a approuvé, à une très grande majorité, la Directive sur les gestionnaires de fonds d'investissements alternatifs appelée aussi directive AIFM (Alternative Investment Fund Managers).
Cette directive s'intéresse aux fonds spéculatifs, hedge funds en anglais, qui utilisent massivement les techniques permettant de spéculer sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (utilisation massive de produits dérivés8, de la vente à découvert9 et de l’effet de levier10). Ils sont peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux11. Le problème, c'est que la directive qui vient d'être adoptée ouvrira le marché européen à ces fonds localisés dans les paradis fiscaux.
Ainsi, contrairement aux fonds OPCVM12 qui doivent nécessairement être localisés dans l’Union européenne, les fonds spéculatifs pourront continuer d’être gérés depuis Londres et localisés aux Caïmans. Ces fonds offshore pourront même, deux ans après l’entrée en application de la directive, bénéficier d’un passeport leur permettant d’être commercialisés dans toute l’Europe.
Certes une disposition de la directive conditionne l’accès des fonds spéculatifs aux marchés européens à la signature d’un accord de coopération fiscale et d’un échange effectif d’informations entre le pays où le fonds est domicilié et celui où il est commercialisé. Ainsi, les fonds spéculatifs, situés dans des pays qui n'assurent pas un échange effectif d'informations, notamment fiscales, ne pourront plus être commercialisés dans l'Union européenne. La question est d'importance quand on sait que 80 % des hedge funds sont situés dans ces centres offshore.
Cependant, suite aux pressions de Londres, le texte final limite le champ de la directive à la commercialisation dite « active ». Cela signifie concrètement que rien n'empêchera un investisseur européen, une banque, une compagnie d'assurance, un organisme de placement collectif, d'acheter des parts de fonds, situés hors de l'Union européenne, qui n'auraient pas obtenu le passeport européen pour non-respect des critères de la directive. Cette disposition donne ainsi accès au territoire européen aux capitaux placés dans les paradis fiscaux en relation avec la City, tels les territoires anglo-normands et les îles Caïmans ou par exemple, ceux gérés directement par les États-Unis, tel le Delaware.13
Et en Belgique ?
On se souviendra que le Parlement belge a créé une Commission parlementaire spéciale, chargée d’examiner la crise financière et bancaire. Cette Commission a formulé en avril 2009 deux recommandations en matière de paradis fiscaux :
« 57. Afin de rétablir l’équité fiscale entre les pays et entre les contribuables, il est donc indispensable:
- d’éliminer l’intégralité des paradis fiscaux sous toutes ses formes (liste OCDE);
- d’éradiquer le secret bancaire irrévocable, destiné à masquer des opérations d’évasion fiscale ou des activités illicites. Ce type de secret bancaire, qui s’éloigne considérablement des objectifs louables de protection de la vie privée et de maintien du secret professionnel, aboutit en effet à favoriser l’émergence et le développement de véhicules financiers opaques et inutilement complexes, eux-mêmes vecteurs d’instabilité financière et de concurrence régulatoire déloyale entre pays;
- et de mettre en place des mécanismes visant à la juste perception de l’impôt dû.
58. La commission entend soutenir la proposition du G20 visant à éliminer les paradis fiscaux, tels que désignés dans la liste de l’OCDE, invitant les États concernés à tout mettre en œuvre pour y arriver, sous peine de sanctions imposées par la communauté internationale. »14
Suite des décisions prises par le G20 en matière de paradis fiscaux et des directives européennes en la matière15, la loi belge oblige de déclarer, sur un formulaire distinct à joindre à la déclaration à l’impôt des sociétés ou à l’impôt des non-résidents/sociétés, les paiements effectués à des personnes établies dans des États déterminés.
Depuis le 1er janvier 2010, les paiements qu’une société effectue directement ou indirectement à des personnes établies dans les paradis fiscaux visés ne sont en effet plus déductibles au titre de frais professionnels lorsque la société soit omet de déclarer ces paiements sur le formulaire ad hoc, soit ne peut justifier que ces dépenses répondent à des opérations réelles et justifiées.
Quels sont les paradis fiscaux visés ? Les États visés peuvent être répartis en deux catégories :
- d’une part, il y a les États qui n’appliquent pas effectivement et substantiellement le standard OCDE en matière d’échange d’informations (liste non encore définie) ;
- d’autre part, les États sans impôt des sociétés ou avec un taux nominal d’impôt des sociétés inférieur à 10 pc.
Conclusions
Il est encore trop tôt pour évaluer les effets des nouvelles dispositions prises en Belgique, mais une chose est sûre : les faits sont têtus et ils indiquent que les bonnes intentions exprimées dans les enceintes internationales n'ont pas, à ce jour, été transformées dans la réalité. Sans doute faudra-t-il que ces dernières s'accompagnent d'une dose suffisante de courage politique pour qu'elles soient réellement mises en œuvre. Et que les paradis fiscaux et leur cortège de conséquences inacceptables soient définitivement éradiqués.
Bernard Bayot
Février 2011
1 CCFD-Terre solidiaire : ONG française de développement.
2 "L'économie déboussolée. Multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses", décembre 2010
3 Manuel Domergue, Paradis fiscaux: rien n'est réglé!, Alternatives Economiques n° 298 - janvier 2011.
4 Cellule de traitement des informations financières. Créée en 1993, la CTIF est au cœur du dispositif belge de lutte contre le blanchiment d'argent d'origine criminelle et le financement du terrorisme. Autorité administrative indépendante,elle est composée d’experts financiers et d’un officier supérieur de la Police fédérale et chargée d'analyser les faits et les transactions financières suspectes de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme qui lui sont transmises par les institutions et les personnes visées par la loi.
5 Philippe Galloy, Paradis fiscal, refuge du crime, La Libre Belgique, 24 avril 2009.
7 Christian Chavagneux, Pittsburgh et après : un plan d’action contre les paradis fiscaux en 10 propositions, 8 septembre 2009.
8 Voir Bernard Bayot, Les produits dérivés, Réseau Financement Alternatif, février 2011.
9 La vente à découvert consiste à vendre à terme un titre que l'on ne détient pas le jour où cette vente est négociée mais qu'on se met en mesure de détenir le jour où sa livraison est prévue. Si la valeur du titre baisse après la vente à découvert, le vendeur peut racheter les titres au comptant et dégager une plus-value. Si, à l'inverse, elle monte, le vendeur s'expose à un risque de perte illimitée, tandis qu'un acheteur ne peut pas perdre plus que sa mise de fonds.
10 Cette stratégie d’investissement consiste à mobiliser, à côté de son propre argent, des sommes empruntées aux banques pour se lancer dans des opérations spéculatives. Autrement dit, l’effet de levier permet aux hedge funds de démultiplier les gains potentiels de leurs placements. Cependant, lorsque leurs paris spéculatifs tournent mal, ils peuvent mettre en difficulté les banques qui leur ont prêté de l’argent.
11 Voir Bernard Bayot, Les paradis fiscaux, Réseau Financement Alternatif, février 2011.
12 Un OPCVM, ou Organisme de Placement Collectif en Valeurs Mobilières, est une entité qui gère un portefeuille dont les fonds investis sont placés en valeurs mobilières.
13 Bernard Bayot, Bernard Bayot, Les fonds spéculatifs, Réseau Financement Alternatif, février 2011., Réseau Financement Alternatif, février 2011.
14 Chambre des représentants et Sénat de Belgique, La crise financière et bancaire, Rapport fait au nom de la commission spéciale chargée d’examiner la crise financière et bancaire, DOC 52 1643/002 (Chambre) 4-1100/1 (Sénat), 27 avril 2009.
15 Directive 2007/64/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 concernant les services de paiement dans le marché intérieur, modifiant les directives 97/7/CE, 2002/65/CE, 2005/60/CE ainsi que 2006/48/CE et abrogeant la directive 97/5/CE, JO, L 2007 319 ; Directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, JO, L 2005 309.
16 Abu Dhabi, Ajman, Andorre, Anguilla, Bahamas, Bahreïn, Bermudes, Iles Vierges britanniques, Iles Cayman, Dubai, Fujairah, Guernesey, Jersey, Jéthou, Maldives, Ile de Man, Micronésie (Fédération de), Moldavie, Monaco, Monténégro, Nauru, Palau, Ras al Khaimah, Saint-Barthélemy, Sercq, Sharjah, Iles Turks-et-Caicos, Umm al Quwain, Vanuatu et Wallis-et-Futuna (article 179 AR/CIR 92) ; voir Circulaire Ci. RH 421/607.890 du 30 novembre 2010.