Si la mise en place d'une taxation des transactions financières est aujourd'hui un sujet européen et multinational, il n'en fut pas toujours ainsi. Il y a encore quelques années, chaque pays y allait de sa propre initiative. En Europe, la Suède, le Royaume-Uni, l'Italie, la France, mais aussi la Belgique ont ainsi adopté et parfois abrogé différentes législations portant sur la taxation de différents types de transactions.
Au début de la dernière décennie, plusieurs pays européens ont longuement porté leur attention sur l'opportunité d'une taxe sur les transactions financières ou monétaires. Cet intérêt fut particulièrement marqué dans le monde francophone à la suite de l'appel du Monde diplomatique, en décembre 1997. Dès l'année suivante, la pression était relayée par le milieu altermondialiste qui pousse aujourd’hui encore la classe politique à agir.
Belgique :
La Belgique a, en 1913, avant qu'il soit question de réguler les marchés et de limiter la spéculation, introduit une taxe sur les opérations de bourse (TOB). La TOB avait simplement pour objectif de faire rentrer quelques deniers dans les caisses de l'État. Elle faisait partie d'un ensemble d'autres taxes (taxe de facture, taxe de luxe, etc.) dont la plupart ont été supprimées lors de l'instauration de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en 1971.
Plus récemment, la taxe Tobin a, entre la fin des années 1990 et 2004, fait l'objet en Belgique de débats irréguliers et peu passionnés. Quatre années de discussions en commission à la Chambre ou au Sénat conduisent à l'adoption, en 2004, d'une taxe assez ambitieuse sur les mouvements de capitaux.
La « taxe Tobin belge » est adoptée par le Parlement le 1er juillet, par le Sénat le 19 novembre et publiée au moniteur le 24 décembre 2004. Il s'agit d'une taxe à deux niveaux de type Tobin-Spahn sur les transactions de devises. Celles-ci sont taxées à 0,02 % en général et à 80 % en cas de forte fluctuation du taux. L'objectif déclaré pour l'adoption de la taxe est double : il s'agit non seulement de limiter la spéculation, mais surtout de financer l'aide au développement.
Pourtant, si cette taxe semble prometteuse et si ses objectifs sont louables, elle n'est pour l'heure pas appliquée. Sa mise en œuvre est suspendue jusqu'à l'adoption – soit par tous les États membres de la zone euro soit au niveau de l'Union européenne – d'une législation similaire. La première possibilité semble, à l'heure actuelle, inimaginable alors que la seconde se précise. Il est probable qu'en légiférant comme elle l'a fait, la Belgique espérait donner l'impulsion en Europe et être suivie par ses voisins sur le sujet. Il n'en a rien été.
Mise à l'agenda politique à l'échelle européenne et internationale
Si la Belgique a été pionnière dans sa législation nationale, elle défend aussi, depuis très longtemps, la mise en place, à l'échelle européenne, dans un premier temps, d'une taxe Tobin sur les transactions monétaires, puis, dans un second temps, sur les transactions financières. En septembre 2001 déjà, à l'occasion de la présidence belge de l'Union européenne, nos élus avaient envisagé d'introduire le débat à l'échelon européen.
Mais il faut pourtant remonter plus loin encore pour trouver les premières demandes visant à la mise en place d'une taxe Tobin européenne. Dès la fin des années 1990, les députés européens de tendance communiste ou d'extrême gauche ont tenté de lancer le débat. Le groupe parlementaire « Gauche unitaire européen/Gauche vert nordique » avance, dès cette époque, plusieurs propositions de résolution en ce sens. Ils sont parfois rejoints par d'autres groupes comme en janvier 2000, où une résolution visant à étudier la faisabilité d'une taxe se voit rejetée in extremis. Plusieurs propositions de résolution sont encore proposées jusqu'en 2008 par différents groupes parlementaires de gauche.
Les différentes initiatives parlementaires ont été, jusque récemment, déboutées par la Commission ou le Conseil européen. Mais la première déconvenue pour les défenseurs d'une taxe Tobin vint du Parlement lui-même. Le 13 septembre 2001, la commission « affaires économiques et monétaires » remit un rapport très négatif au Parlement européen quant à la faculté de la taxe à diminuer la spéculation et à stabiliser les prix. Ce rapport, suivi d'un avis négatif du Conseil des ministres européens des Finances (ECOFIN) dix jours plus tard, refroidit considérablement l'ardeur des partisans de la taxe. On constate, à partir de cette période, une nette diminution du nombre d'initiatives en soutien à un TTF.
La crise et le réveil
La mise à l'agenda européen d'une taxation des transactions financières ne se fera définitivement qu’à la suite de la crise financière de 2008. Quand les responsables politiques européens se sont vus contraints de renflouer les banques, ils ont dû, dans le même temps, s'intéresser à leurs activités et donc à leurs profits. C'est alors qu'un réveil s'est opéré sur la nécessité de les taxer.
En octobre 2009 puis en mars de l'année suivante, le Parlement européen mandate la Commission pour qu'elle examine la possibilité de taxer les transactions financières. Pour la première fois, un consensus semble se dessiner en Europe sur l'intérêt de plancher, au moins, sur l'idée d'une taxe sur les transactions financières. Les avis, en revanche, sont pour le moins partagés sur l'opportunité de sa mise en place à l'échelle européenne.
Si au Parlement européen la taxe Tobin est un sujet récurrent, il en va tout autrement au G20, au sein duquel le sujet n'a été abordé que très récemment. C'est à partir de 2009, principalement sous l'impulsion de certains chefs d'État européens comme Nicolas Sarkozy et Gordon Brown, que le débat s'ouvre. En septembre, à l'occasion son sommet semestriel, le G20 invite le Fonds monétaire international (FMI) à réaliser un rapport de faisabilité sur la taxation du secteur financier au niveau mondial en réponse à la crise.
À l'échelle européenne, un pas est franchi quand, le 10 avril 2010, le Parlement vote une résolution demandant à la Commission et au Conseil d'étudier la faisabilité d'une TTF en examinant notamment les aspects suivants :
- les leçons de l'expérience en matière de taxes sur les transactions financières, notamment les comportements d'évasion fiscale, la fuite des capitaux ou les offres de services en délocalisation, ainsi qu'en particulier l'effet de ces taxes sur les investisseurs individuels et les petites ou moyennes entreprises ;
- les avantages et les inconvénients de l'introduction de taxes sur les transactions financières dans la seule Union européenne, en comparaison avec les effets de l’introduction de telles taxes au niveau mondiale ;
- la possibilité de produire des recettes importantes, par rapport aux autres sources fiscales, les coûts de la collecte et la répartition des recettes entre pays ;
- la prise en compte, au moment d'évaluer les recettes potentielles de taxes sur les transactions financières aux niveaux mondial ou européen, de différentes options dans la conception de ces taxes, tout en quantifiant l'augmentation des coûts de transaction dans tous les marchés susceptibles d'être touchés (marchés organisés, marchés de gré à gré), entre entreprises ou d'entreprise à consommateur ;
- la prise en compte de l'effet probable des différentes options tant sur le niveau des prix que sur leur stabilité, à brève échéance comme à long terme, ainsi que sur les transactions financières et la liquidité ;
- la manière de concevoir une taxe sur les transactions financières qui atténue les effets indésirables habituellement imputés aux taxes indirectes sur la levée de capitaux ;
- la mesure dans laquelle une taxe sur les transactions financières contribuerait à la stabilisation des marchés financiers par son impact sur l'excès des négociations à court terme ou la spéculation et sur la transparence ;
- l'hypothèse selon laquelle une taxe sur les transactions financières pourrait prévenir une prochaine crise financière en visant certaines catégories de transactions « indésirables », que la Commission devrait définir.
La Commission examinera certains des points soulevés dans cette résolution et y répondra, en partie, dans sa communication du 7 octobre 2010 que nous examinerons plus loin.
Ou comment tourner autour du pot...
Pourtant, les déboires de la taxe ne sont pas terminés. Comme en septembre 2001, le mois d'avril 2010 est celui des déceptions pour les défenseurs d'une TTF. Ce même mois, le Fonds monétaire internationalet la Commission européenne rendent tous deux un avis pour le moins sceptique à l'égard de cette idée, respectivement à l'adresse du G20 et de l'Union européenne.
Le document de travail des services de la Commission, publié le 1er avril 2010, traite des financements innovants au niveau mondial. Ce texte évoque les défis globaux du XXIe siècle avant d'étudier différentes opportunités de financement qui permettraient de s'y attaquer. Parmi celles-ci, la Commission envisage différents modèles de taxation liés aux émissions polluantes, mais surtout au secteur financier. Dans cette dernière partie, la TTF occupe une large place sans pour autant être privilégiée. La Commission, bien que consciente du revenu potentiel d'une telle taxe, insiste davantage sur les problèmes qu'elle pourrait poser : le risque sur la liquidité et la volatilité, le fait qu'il ne soit pas possible de taxer uniquement les transactions spéculatives, l'influence sur les taux d'intérêt pour les entreprises et les États ainsi que les contraintes juridiques qui empêchent sa mise en place.
Commandité six mois plus tôt, le rapport du FMI se montre encore plus critique. Son analyse est axée sur des possibilités de taxation du secteur financier en réponse à la crise. L'objectif affiché du FMI n'est absolument pas de dégager des fonds pour le développement. Ses propositions visent à réformer le milieu financier et à atténuer le risque que ce dernier fait courir à la société. Le rapport envisage donc différents modèles de taxation qui pourraient s'appliquer aux secteurs bancaire et financier : la TTF, une taxe sur les activités financières (TAF), qui porterait sur les profits des banques et la rémunération des banquiers, et enfin une taxe sur les banques. Favorisée par le FMI, cette dernière proposition consisterait en une taxation des banques sur la base de leur bilan comptable. Cette taxe est notamment préférée par le FMI, car elle serait plus aisée à mettre en place qu'une TTF.
Ce dernier rapport, plus que celui de la Commission, a largement prêté à controverse. La raison la plus évidente est la vision totalement contradictoire qu'ont le FMI et les mouvements de gauche d'une TTF. Ces derniers ont ainsi à cœur de dégager des sommes pour le développement alors que le FMI a pour objectif d'assainir le milieu financier. Malgré cela, certaines critiques adressées au rapport sont pertinentes. Sans compliquer le débat outre mesure, précisons simplement que la réflexion sur une TTF tient en trois pages dans le rapport du FMI qui en compte plusieurs dizaines.
Taxer les activités financières ?
Mais, au Parlement européen, l'idée est loin d'être enterrée. En juin 2010, les Européens s'accordent pour réitérer leur demande d'une TTF au sommet du G20 de Toronto. Et, le mois suivant, la présidence belge du Conseil de l'Union européenne fixe la réflexion sur la taxation du secteur financier parmi ses priorités.
Dès le mois d'août, le FMI diffuse un document de travail qui, bien que toujours sceptique à l'égard d'une TTF, revient sur plusieurs problèmes évoqués dans le rapport du G20. Le document argue ainsi du fait que la mise en place d'une TTF, sans être évidente, est tout à fait possible, même à un niveau moindre que mondial. Il met en doute les craintes récurrentes qu'une TTF globale puisse causer une distorsion du marché, en citant les exemples existants de taxes similaires qui fonctionnent. L'auteur du document, pourtant, conclut qu'une TTF n'est pas la meilleure solution que l'on puisse trouver et favorise d'autres modèles de taxation comme une TAF.
La Commission européenne, au contraire, semble revoir sa position dans sa communication du 7 octobre 2010 consacrée à la taxation du secteur financier. L'opportunité de mise en place d'une TTF et d'une TAF y est abordée, notamment en réponse à la résolution votée par le Parlement en mars. La Commission indique, pour la première fois, qu'une taxe sur les transactions financières pourrait être envisagée au seul niveau de l'UE. Pourtant, si cette piste est évoquée, elle n'est pas vraiment revendiquée. Dans sa conclusion, la Commission considère qu'une taxe sur les activités financières serait plus opportune au niveau de l'Union européenne. Néanmoins, dans cette communication, la Commission s'engage à rédiger et à présenter un rapport pour l'été 2011 sur les différentes possibilités de taxation du secteur financier en Europe.
2011, l'année de la taxe ?
À l'échelle du G20, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy continuent d’insister pour qu’on réfléchisse à la mise en place d'une TTF. Nicolas Sarkozy fait même figurer cette question parmi ses priorités pour la présidence française du G20 qui débute en janvier 2011 et ne manque jamais de remettre le sujet sur la table lors des sommets semestriels.
Au Parlement européen, un nouveau pas est franchi quand est votée, le 8 mars 2011, une résolution demandant expressément la mise en place d'une TTF à l'échelle mondiale ou, à défaut, au niveau de l'Union européenne. Le Parlement, dans ce texte, invite, une fois encore, la Commission à produire un rapport de faisabilité et des propositions législatives concrètes.
Le rapport, annoncé par le Commission pour l'été 2011, est toujours attendu par le Parlement. Cependant, sans attendre ses conclusions, la Commission a, le 29 juin, pris position en proposant une TTF comme nouvelle ressource financière pour le budget pluriannuel 2014-2020 de l'Union européenne. Cette dernière proposition n'a pas manqué de susciter un tollé chez les plus eurosceptiques des dirigeants européens, au premier rang desquels figure le Premier ministre britannique, David Cameron.
Perspectives
Devant ces dernières propositions et l'accueil généralement favorable qu'elles reçoivent dans la presse, on pourrait s'attendre à une mise en place rapide d'une taxe. Cela serait sans compter sur les problèmes politiques qu'elle pose. Ainsi, si Gordon Brown était, au Royaume-Uni, favorable à une TTF, David Cameron a, sur le sujet, un point de vue totalement opposé. Il a, à plusieurs reprises, affiché son refus de voir appliquée une TTF européenne par crainte d'un exode des banques de la City vers l'Asie ou les États-Unis. Il n'est, d'ailleurs, pas le seul dirigeant européen à se montrer réticent à l'idée d'une taxation des transactions financières limitée à l'espace européen. Persuader les chefs d'État sera d'ailleurs le principal défi de l'instauration d'une TTF européenne. Sa mise en place ne pourra en effet se faire sans un vote à majorité qualifiée des chefs d'État au Conseil de l'Union européenne.
À l'échelle mondiale, le défi est plus grand encore. Les pays en développement ne partagent pas tous le même point de vue sur le sujet, et les États-Unis, l'Australie et le Canada, notamment, refusent encore d'entendre parler de taxer les transactions financières. Peut-être pouvons-nous espérer pour le futur qu'une initiative européenne couronnée de succès conduira les autres membres du G20 à revoir leur position.
Jérémie Nélis
Juillet 2011