Introduction
Ce projet de directive vient, semble-t-il, renforcer la protection des citoyens sur le plan du traitement égalitaire auquel tout un chacun aspire légitimement dans une société européenne qui défend à la fois les droits de l'Homme et promeut avec force le Marché unique.
On voit bien sûr poindre les préoccupations de la puissante industrie des services financiers au travers de l'exception qui est déjà envisagée. Aussi nous semble-t-il essentiel de nous y arrêter. Nous voulons par là amorcer une réflexion, lancer un débat sur le sens à donner à cette exception. Dans cette nous nous concentrerons sur l'industrie des assurances.
Exceptions au principe de non-discrimination
Dans l'exposé des motifs du projet de directive, on relève un paragraphe clé de la logique sur laquelle repose la notion de traitement proportionné :
« Une disposition spéciale est ajoutée à l'intention des services d’assurance et de banque, compte tenu du fait que l’âge et le handicap peuvent constituer un élément essentiel de l’évaluation du risque pour certains produits, et donc du prix. S'il était totalement interdit aux assureurs de tenir compte de l’âge et du handicap, les coûts additionnels seraient entièrement à la charge des autres assurés, ce qui conduirait à des coûts globaux plus élevés et à une offre de couverture plus réduite pour les consommateurs. L’utilisation de l’âge et du handicap dans l’évaluation des risques doit cependant être fondée sur des données et des statistiques précises. »
Première partie : âge et handicap comme éléments essentiels du prix
Rappel de principes
L'analyse risque, quand elle se base sur des données statistiques, cherche à identifier les variables qui sont les plus présentes dans les situations non désirées (défaut de paiement en matière de crédit / sinistre en matière d'assurance). Cette strictement statistique, permet avant tout de fournir des probabilités de « non-paiement » ou de « sinistre » pour chaque profil individuel par rapport à la population de référence sur laquelle s'est construite le scoring. Il n'y a dès lors pas une variable, mais entre 15 et 20 variables qui, croisées les unes aux autres, correspondent à une certaine probabilité de sinistre.
L'industrie du crédit, par ailleurs souvent critiquée pour son recours à la technique « statistique » pour fonder son analyse risque, nous rappelle que cette technique évite précisément de sortir des profils réels de personnes qu'il faudrait éviter, et de faire sur cette base une chasse aux sorcières. En effet, la prise en compte neutre de plus de 15 variables par la statistique dépasse de loin les capacités humaines. Les risques de discrimination qui pourraient découler d'un traitement « humain » sont par essence bien plus présents, et nous ne remettons pas en question cet élément précis du raisonnement.
Les statistiques peuvent donc identifier des « variables » qui, lorsqu'elles sont présentes, ont un impact sur la probabilité de survenue d'un défaut de paiement ou d'un sinistre, mais que cet impact sera différent selon la combinatoire qui prévaut avec les autres variables présentes.
Exemple
Être physiquement handicapé peut être considéré comme une source de risque élevé lorsque la personne concernée est également conductrice. Cette variable « handicap » impactera toutefois différemment la probabilité d'accident selon que : la personne roule peu ou beaucoup, qu’elle habite en ville ou en zone rurale, qu’elle conduise souvent la nuit ou jamais, qu'elle prenne le volant avec ou sans alcool dans le sang, qu'elle respecte peu ou parfaitement le code de la route...
Ce simple exemple suffit-il à mettre en lumière l'aspect fallacieux de la notion de « facteurs clés » ?
Variables identitaires / variables comportementales
Tout d'abord, il n'est pas anodin que les deux facteurs clés choisis par l'industrie soient l'âge et le handicap. Soit deux facteurs qui touchent à l'identité des personnes plus qu'à leurs comportements.
Les variables qui touchent à l'identité ont pour particularités :
- d'être aisément connues, identifiables et, dès lors, observables dans un travail statistique. Ces qualités ne sont toutefois pas gage de pertinence. Il se peut que la corrélation statistique soit fortuite, nous y reviendrons dans le cours de cette analyse ;
- d'être faussement « évidentes », car qui songerait à remettre en question le fait qu'un conducteur handicapé ou âgé provoque potentiellement plus d'accidents de circulation qu'un conducteur valide ?
- d’enfermer les personnes dans leur condition : pour le handicap comme pour l'âge, la personne, quel que soit son comportement de prudence et de civisme, sera toujours pénalisée par rapport à une personne valide ou plus jeune lors du paiement de ces primes d'assurances (à tout le moins initialement) ;
- de ne pas avoir pour priorité de valoriser les comportements responsables et prudents. Comme expliqué précédemment, cette valorisation n'intervient qu'en second plan.
Les fausses évidences
- La corrélation statistique n'est pas une source d'explication :
si les conducteurs présentant un handicap ont plus souvent des accidents automobiles, cela ne signifie pas que c’est le handicap qui en fournit « l'explication causale ». L'analyse statistique ne permet pas d'aller aussi loin.
Pour illustrer ce propos, on pourrait, par exemple, en élargissant l'étude des accidents impliquant des personnes handicapées, découvrir que les zones géographiques où se situent les soins ou les structures les plus appropriées pour les besoins des personnes handicapées comprennent certaines zones routières dangereuses (carrefour, infrastructures inadaptées...)... et que c'est parce ces personnes les fréquentent plus souvent que les autres clients que ceux-ci ont plus souvent des accidents. Ceci nous fait dès lors passer d'une corrélation statistique (observation) à une approche beaucoup plus fine de la problématique (compréhension).
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Une observation différenciée peut générer et renforcer le phénomène observé
Dans les variables qui nous préoccupent, à savoir l'âge et le handicap en tant que sources de risque plus élevé, il est nécessaire de comprendre que l'analyse approfondie de ces sous-ensembles de la clientèle va en souligner les particularités par rapport au reste de la clientèle.
Illustrations
Pendant que l'on concentre l'analyse sur les sous-populations définies sur la base de variables identitaires (âge et handicap), on néglige l'étude ou la recherche d'autres sous-ensembles de personnes : celles qui empruntent les routes les plus dangereuses, celles qui ne respectent pas le code de la route, celles qui entretiennent peu leur véhicule... Dès lors, si l'industrie se mettait à observer à la loupe de nouvelles sous-populations, il est très probable que la mesure du risque basée sur l'âge ou le handicap en serait fortement corrigée.
Le choix des variables discriminantes ne repose pas sur leur qualité explicative
Dans l'exemple précédent, il semblerait plus approprié et efficace de prendre comme variable de risque non pas le handicap, mais la fréquence de fréquentation des zones routières dangereuses ou le respect des règles du code de la route. Mais puisque ces dernières ne sont pas collectées par les compagnies d'assurances, l'industrie choisit parmi les données dont elle dispose plutôt que celles qui auraient le plus de sens. Afin d'identifier les variables explicatives, l'industrie devrait recourir à des recherches de niveau universitaire, de psychologie comportementale, nécessitant d'importants budgets. Cette option est certainement moins rentable que l'usage erroné de corrélations statistiques.
Conclusion
Si nous sommes d'accord de considérer l'âge et le handicap comme pouvant influencer le niveau de risque, nous ne pensons pas que ces variables aient des qualités explicatives. Il nous semble également que les variables les plus pertinentes (qui permettent d'établir un lien causal) sont de nature comportementale et que c'est leur ignorance qui pousse l'industrie à utiliser des pis aller qui sont source de discrimination. En effet, l'identification de telles variables comportementales relèvera d'un travail de recherche de niveau universitaire. Cette réalité nous pousse à une extrême méfiance quant aux fausses évidences économiques et au bien-fondé de la segmentation...
Si nous avons choisi à dessein un croisement particulier handicap et assurance automobile plutôt que handicap et assurance soins de santé, c'est pour mettre en valeur la dimension « non explicative » d'une corrélation statistique et aussi pour illustrer l'ampleur de la brèche que l'exception envisagée pourrait ouvrir. Une extrême vigilance s'impose donc.
Deuxième partie : sans traitement différencié, les coûts globaux seront plus élevés et la couverture plus faible pour les autres usagers.
L'idée est donc un peu celle que l'on retrouve dans la logique environnementale du « pollueur payeur ». Grâce à ce principe, on évite de pénaliser les entreprises et citoyens respectueux de l'environnement en les faisant participer de manière proportionnée au traitement de la pollution.
Ce principe est essentiel, car, en pénalisant les comportements coûteux pour la société et en favorisant l'émergence de pratiques respectueuses et peu polluantes, on enclenche un cercle vertueux et une dynamique d'apprentissage.
Toutefois, transposé dans le domaine de l'assurance, ce principe ne permet pas d'enclencher de telles dynamiques. La raison en est, comme nous l’avons soulignée précédemment, que les critères utilisés sont des critères d'identité plutôt que de comportements. Il n'est donc pas possible pour un consommateur d'améliorer sa situation simplement par des comportements plus appropriés.
À titre d'illustration par l'absurde de cette réalité, on ne pourra que constater que les personnes âgées le seront de plus en plus, à moins d'un décès, et ce, quelle que soit la performance de leur chaudière à condensation, et que les personnes tétraplégiques ne retrouveront pas leur validité parce qu'elles réduisent de 50 % le poids de leurs déchets ménagers.
Mais si on en revient à la terminologie utilisée dans le projet de directive, essayons de comprendre en quoi la segmentation par l'âge et le handicap est censée être positive pour les consommateurs.
Afin de ne pas rater d'étape dans cette réflexion, rappelons que si l'on envisage que la segmentation peut avoir un effet positif à quelque égard pour le consommateur, celle-ci doit, bien entendu, se baser sur des variables qui indiscutablement isolent les personnes provoquant les sur-coûts.
Une segmentation positive pour qui ?
- pour les personnes valides et non considérées comme âgées ;
- pour les personnes dont les comportements réellement à risque n'ont pas été identifiés du fait qu’elles sont valides et non considérées comme âgées. Seul l'historique des sinistres qui auront eu lieu apportera progressivement une correction à la différence par rapport au montant de la prime que payent en supplément les personnes âgées et/ou handicapées d'entrée de jeu, qu'elles aient ou non provoquer des sinistres ;
- pour les compagnies d'assurances qui, par le truchement de cette segmentation, vont faire payer des primes supérieures à certains publics, en l'occurrence les personnes âgées et les personnes handicapées, alors que tous ne généreront pas de sinistres. Certaines de ces personnes seront donc globalement plus rentables que d'autres... car elles payent des primes plus élevées, sans par ailleurs générer plus de sinistres.
Cette réalité est certainement la plus inacceptable de toutes, la plus discriminatoire. La segmentation, lorsqu'elle se fait par des différences de prix de primes, permet que des publics identifiés comme étant à risque (âge, handicap), deviennent in fine plus rentables que le reste de la clientèle.
Âge et handicap : pourquoi ces variables sont-elles particulièrement dommageables ?
Si le principe de l'assurance est par essence un principe de mutualisation des risques, où la solidarité du groupe permet à chacun de ses membres de se protéger de certains aléas de la vie, il semble inapproprié d'autoriser que l'âge ou le handicap soient justement les variables qui pourraient justifier de mettre à mal ce principe.
Cela serait inepte aussi car nous sommes globalement tous destinés à devenir des personnes âgées (si notre espérance de vie nous l'autorise), et qu'il est socialement et économiquement des plus utiles que la solidarité transgénérationnelle soit consolidée autant que possible. Cette question est d'autant plus cruciale que l'espérance de vie ne fait que se prolonger.
Quant au handicap, le principe de solidarité est tellement évident et nécessaire dans ce cas que le risque d'exclusion des personnes qui en souffrent est particulièrement dommageable. Ces personnes sont confrontées à des risques surmultipliés d'exclusion dans de nombreux autres domaines, et y ajouter les assurances ressemble plus à une volonté du secteur privé de se débarrasser d'une clientèle moins rentable. En effet, en pratiquant des primes plus élevées (les personnes handicapées disposent-elles de moyens plus élevés ?), ces dernières pourraient devenir dissuasives pour ce public. Mais alors, pour pouvoir offrir une garantie appropriée à ces personnes, faudra-t-il qu'à terme émerge des solutions de nature publiques ou para-publiques ? On financera donc cette nécessaire solidarité non plus sur la marge bénéficiaire des compagnies que permet la clientèle actuelle mais grâce à l'impôt du citoyen.
En revanche, la solidarité que nous impose l'industrie avec l'ensemble des autres assurés, quels que soient leur civisme ou leurs attitudes responsables, n'est pas remise en question.
Meilleurs services pour les autres usagers
Nous considérons comme particulièrement iniques les propositions de l'industrie de permettre des exceptions au principe antidiscriminatoire basées sur l'âge ou le handicap. L'idée que la solidarité des consommateurs à l'égard de ces personnes entraîne une réduction de la qualité des services qui leur sont proposés et une augmentation générale des primes est erronée.
Il serait plus approprié de dire qu'à cause des personnes qui provoquent plus de sinistres que la moyenne des clients, les clients qui n'en provoquent pas dans cette proportion accèdent à des services plus coûteux et de moins bonne qualité.
Mais ceci est la base même de la solidarité qui préside à toute caisse mutuelle. N'est-ce pas la règle même du fonctionnement ?
Dès lors, définir le public à discriminer à partir d'une seule variable (âge ou handicap) reviendrait à dire que toutes ces personnes provoquent le même surcoût et cette manière de voir est également erronée.
Ce que l'on entrevoit, derrière ce projet d'exception, c'est que si la solidarité n'est plus assurée aux seins des compagnies d'assurances, parce que les primes ne sont plus abordables pour les publics discriminés, il deviendra nécessaire à terme d'envisager la manière de garantir ce type de couverture par d'autres moyens. Faudra-t-il en arriver à définir les assurances qui rempliront des missions de services d'intérêt général ? Qui sera appelé à les mettre en oeuvre ? Le secteur public, le secteur privé ?
À ce stade, nous ne pensons pas avoir réussi à identifier réellement ce qui pousserait une compagnie d'assurance à mettre à mal ses principes fondateurs de solidarité et de mutualité. Est-ce réellement pour que les clients soient généralement mieux servis ? En tout cas, cela ne concernera pas ceux qui en seront exclus ou qui seront invités à payer des surprimes. Ni ceux qui acceptent simplement de jouer le jeu du principe de solidarité, et qui en profiteront si jamais la vie leur réserve un accident ou d’atteindre la vieillesse. À moins que des avantages compétitifs et de plus grandes marges ne soient possibles grâce à cette segmentation ? Nous tâcherons de revenir sur ces derniers points dans le cadre d'une future mais l'information disponible sur ces questions est très rare.
Olivier Jérusalmy,
septembre 2009