Accès aux services financiers : comment garantir des différences de traitement proportionnées aux clients, en présence de segmentation ?
La segmentation de la clientèle est d'ores et déjà une pratique très courante dans l'industrie des services financiers. Le projet de directive européenne prévoit d'autoriser dans certains cas (âge, handicap) des différences de traitement proportionnés. Voici quelques éléments de réflexion quant à cette notion floue et quant aux moyens d'en contrôler le respect...
Introduction
Nous faisions dans une précédente analyse une critique assez vigoureuse du principe de segmentation de la clientèle. En effet, dans le secteur des assurances, mettre à mal le principe mutualiste de solidarité, c'est toucher à l'essence même du système, et il n'est pas certain que les arguments présentés par l'industrie justifient d'y toucher. Toutefois, dès lors qu'une interdiction complète du principe de segmentation ne semble plus à portée de main, il nous paraît approprié de poser clairement le problème et d'envisager quel type de solution pourrait être mis en place. Les marges de manoeuvre sont toutefois minces !
Zoom avant sur la segmentation et sa dimension discriminatoire
Historiquement, le marché américain est certainement un des premiers à avoir poussé très loin la segmentation du marché, et en parallèle, la réflexion sur les problèmes que celle-ci peut soulever en matière de discrimination. Cette section repose principalement sur les lectures des d'articles repris dans la note de bas de page, issus de la littérature américaine1.
Dans quelle circonstance la segmentation génère-t-elle une discrimination disproportionnée?
Une fois admis le principe de segmentation, qui par essence est discriminatoire, encore faut-il pouvoir identifier ce qui distingue une différence de traitement proportionnée d'une différence de traitement disproportionnée?
Pour répondre a cette question, nous vous proposons une clé de lecture qui semble particulièrement appropriée. L'idée directrice de cette clé est le fait que, sur base des prix différenciés appliqués à certains publics (selon la minorité à laquelle le consommateur appartient – âge – handicap - ...), la rentabilité économique de ces publics soit, in fine, différente (plus élevée) que celle tirée de la clientèle moyenne.
En effet, considérons par exemple le public des personnes âgées. Ces dernières sont perçues comme générant plus de frais que la moyenne de la clientèle. Dès lors, pour compenser ce manque à gagner sur cette clientèle, il leur est demandé un montant de prime plus élevé. Ce supplément de prime sera considéré comme discriminant si ce dernier permet à la compagnie de réaliser un bénéfice proportionnellement plus important sur les personnes âgées que sur le reste de la clientèle.
La difficile question de la preuve
A la lecture de cette littérature, nous sommes frappés par la complexité des analyses et des hypothèses auxquelles doivent recourir les chercheurs pour tenter de vérifier si oui ou non les pratiques industrielles génèrent ou non ce type de différentiel de rentabilité. Les conclusions ne sont d'ailleurs jamais clairement tranchées, puisque construites sur des hypothèses tendant à remplacer le manque d'informations que ces chercheurs rencontrent dans leurs démarches.
En effet, prendre pour indicateur de la présence de discrimination le différentiel de rentabilité des publics considérés est sans conteste extrêmement pertinent. Toutefois, pour pouvoir en vérifier l'existence, il est nécessaire de disposer d'informations comptables et financières très précises de la part des compagnies. En l'absence de ces dernières, les chercheurs doivent recourir à approximations qui affaiblissent la solidité des conclusions auxquels ils arrivent. Ces dernières ne permettent pas dès lors pas la mise en oeuvre d'éventuelles sanctions.
L'absence de sanction
Il découle de cette approche l'impossibilité de mettre en place une mesure objective et opérationnelle de la présence éventuelle de pratiques discriminatoires. La mise en lumière de la présence d'une différence de traitement non proportionnée est particulièrement délicate voir impossible.
Conclusion intermédiaire
Cette question du contrôle possible du respect de la législation soulève un élément essentiel de l'efficacité de la politique élaborée.
Si le projet de directive est finalisé, il faudrait que préalablement y soient ajouté les éléments objectifs et critères qui seront pris en compte pour permettre d'identifier la présence ou non de pratiques illégales. Si tel n'est pas le cas, on risque de se retrouver dans une situation parfaitement confortable pour l'industrie qui se saura à l'abri des contrôles. Ceci en tant que tel détourne totalement l'esprit de la loi. Autant, dans ce cas, éviter de légiférer, car cela renforcerait aux yeux du public l'illusion d'une protection et enverrait à leur égard une information qui nuirait au bon fonctionnement du marché.
La segmentation, toujours source de discrimination ?
Si on se penche sur la méthode mise en oeuvre pour segmenter le marché, par l'offre sur le marché de primes d'assurances différentes en fonction de l'âge ou du handicap, il est inévitable que parmi les membres de ces segments, certains individus ne correspondent pas au niveau moyen de frais propre à ce segment et que dès lors ces derniers se retrouvent injustement pénalisés par rapport au reste de la clientèle.
Nous qualifierons cette approche de segmentation « ex-ante », car elle différencie les publics au moment de la signature du contrat, sans que le prix de la prime proposé n'intègre la réalité comportementale (la réalité des montants de sinistres générés) du client.
Une toute autre approche est la pratique de la ristourne « ex-post », à savoir la pratique d'une prime identique au moment de la signature du contrat, dès lors non discriminante pour l'ensemble de la clientèle et la mise en oeuvre de ristournes pour les clients n'ayant pas connu de sinistre.
Cette pratique est par ailleurs déjà mise en oeuvre par certaines compagnies, sur certains produits d'assurances. En calculant « ex-post » la ristourne, la compagnie ne se base plus sur des prévisions ou probabilités, mais bien sur la réalité individuelle et comportementale de chaque client. De cette manière, chaque client peut être traité de façon appropriée, du « sur-mesure » en somme. En outre les ristournes peuvent être élaborées de manière à ce que la rentabilité par client soit identique, et donc cette méthode semble la plus performante pour éviter les différentiels de rentabilité provoqués par une approche « ex-ante ».
Dans le secteur de l'assurance automobile, la méthode de bonus-malus mise en place est, dans une certaine mesure, une approche qui reprend de manière simplifiée ce principe.
En guise de conclusion
Les arguments statistiques présentés par l'industrie pour justifier d'une segmentation « ex-ante » de la clientèle sont définitivement insuffisants pour rendre cette dernière acceptable.
Sous des dehors « d'évidence », ces arguments ne prouvent en rien ce que l'industrie énonce et cette dernière font passer des corrélations statistiques pour des relations causales à portée explicative. Valider cette approche est en soi une source extrême de confusion et se révèle dommageable pour le consommateur.
Elle ne peut qu'être source de discrimination et son contrôle est quasi impossible dès lors que cette segmentation ne donne pas la possibilité de mettre en place un contrôle efficace du respect du principe de proportionnalité qu'elle énonce, quand bien même celui-ci aurait été clairement et objectivement défini... La situation américaine est a ce propos tout à fait parlante.
En revanche, les approches qui reposent sur une évaluation « ex-post » du risque et une valorisation des comportements plutôt que des données identitaires sont certainement des techniques à explorer et évaluer, afin de vérifier qu'elles pourraient effectivement renforcer la durabilité du secteur sans mettre en place de discrimination.
Olivier Jérusalmy,
septembre 2009
1 HAN Song, On the Economics of Discrimination in Credit Markets, Division of Research and Statitics, Federal Reserve Board, Washington DC, October 2001
LONGHOFER Stanley D. et PETERS Stephen R., Self-selection and discrimination in credit markets, Federal Reserve Bank of Cleveland, Working Paper 9809, February 1999
WEBEL Baird, Insurance Regulation in the United States and Abroad, Congressional Research Service, report RL33439, May 23, 2006