Le tour de l'économie en dix étapes
Wal-Mart
Après avoir perdu la place de première entreprise mondiale en termes de chiffre d'affaires en 2009, avec des ventes s'élevant à 405,607 milliards de dollars américains et 13,400 milliards de dollars de bénéfices, Walmart a récupéré celle-ci en 2010.1
Si Wal-Mart est un succès économique, on ne peut en dire autant de sa politique sociale. Certes, leurs produits sont moins chers, en moyenne de 14%, mais à quel prix ? Derrière ces bas prix, se cachent des salaires plancher, régulièrement revus à la baisse. Car pour être rentable et aussi compétitive, Wal-Mart doit payer ses salariés, appelés « associés », 20 à 30% de moins que ses concurrents. De plus, les couvertures sociales sont plus que précaires : 46% des enfants des « associés » sont dépourvus de toute protection sociale digne de ce nom.2
Activisme actionnarial
Cela n'est évidemment pas du goût des syndicats qui, pour réagir, ont opté notamment pour la technique de l'activisme actionnarial. De quoi s'agit-il ? L'investisseur, en sa qualité d'actionnaire, dispose d'un droit de vote aux assemblées générales des entreprises dans lesquelles il a placé ses économies. Et il peut ainsi tenter d'améliorer le comportement éthique, social et environnemental de celles-ci en favorisant le dialogue avec les dirigeants, en exerçant des pressions, en soutenant une gestion responsable, en proposant et en soumettant au vote des assemblées générales annuelles des préoccupations sociétales...3
C'est ainsi qu'au Canada, le Congrès du travail du Canada (CTC), qui s’intéresse à l'activisme actionarial depuis 1986, a mobilisé ce levier d’action dans le cadre d’une campagne corporative qui a ciblé l’entreprise Wal-Mart pour ses pratiques antisyndicales.4 Comme le rappelle Ken Georgetti, président du CTC, les fonds de pensions sont constitués par les capitaux des travailleurs. Ceux-ci sont donc de facto les propriétaires d’une portion non négligeable d’actions dans le monde : 11.000 milliards de dollars US d’actions, selon une estimation datant de 2002,. Et Ken Georgetti de considérer qu’il est nécessaire d’utiliser ces fonds pour participer à la gouvernance des entreprises transnationales. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est fixé le Committee for Workers Capital (CWC), à savoir déterminer comment ces fonds peuvent être utilisés pour influencer les entreprises globales.
Selon Ken Georgetti, Wal-Mart est une cible adéquate pour l’exercice de l’activisme par les fonds de pension. En effet, la majorité des fonds de pension ont des investissements dans cette entreprise. Wal-Mart illustre par ailleurs à quel point l’argent des travailleurs peut nuire à leurs propres droits. C'est que, pour parvenir à ces résultats, Wal-Mart contrevient à toutes les règles : travail des enfants, précarité d’emploi, embauche de travailleurs illégaux, etc. L’entreprise a une longue histoire de violations du droit (heures, salaire, etc.) et de discrimination sur les lieux de travail. Les enfants des employés de Wal-Mart sont soit sur des plans d’assistance médicale externe ou non assuré et par conséquent, subventionné par l’État. Certains employés de Wal- Mart ont tenté de se syndiquer et l’entreprise a aussitôt répondu par des menaces et des intimidations.
Pour Ken Georgetti, si cette entreprise parvient à obtenir les conditions qu’elle souhaite par son gigantisme, les fonds de pension peuvent en faire de même. En effet, en termes de capacité financière, ces fonds sont plus importants que les revenus de l’entreprise Wal-Mart. Il faut donc se demander comment les travailleurs peuvent utiliser leur capacité financière collectivement afin de contrer des actes répréhensibles. Les fonds de pensions doivent s’impliquer davantage pour changer le comportement de Wal- Mart et afin que leurs investissements reflètent les valeurs des travailleurs. Ces mesures devraient être suivies par les gouvernements locaux. Les fonds de pensions des fonctionnaires devraient ainsi être investis selon des principes éthiques.
Selon Ken Georgetti, il ne faut pas vendre les actions de Wal- Mart, mais plutôt agir par résolutions pour forcer l’entreprise à agir. Wal-Mart a publié un rapport de développement durable qui visait à apaiser les investisseurs qui ne sont pas satisfaits. Ainsi, on voit que Wal-Mart est sensible à la critique et il faut donc maintenir les pressions. Le 21e siècle peut être une nouvelle ère pour les travailleurs si les syndicats collaborent à travers les frontières. Les géants corporatifs ne sont pas invincibles, mais il faut que les syndicats et les fonds de pensions travaillent ensemble. 5
Les initiatives d'activisme actionnarial contre Wal- Mart n'ont en tous cas pas manqué. En 2001, l’enjeu social dominant des assemblées d’actionnaires a été la question de l’utilisation de codes de conduite visant le respect des droits humains : il représente 30 % des propositions à caractère social. Une proposition demandant à la firme américaine Wal-Mart de produire un rapport de vérification indépendant visant à démontrer que ses fournisseurs respectent les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ratifiées par la plupart des pays dans le monde a obtenu 5,25 % des votes.6
Wal-Mart a également été visée par des campagnes plus larges relatives à la gouvernance d'entreprise. C'est le cas de celle de l'American Federation of Labour - Congress of Industrials Organisations (AFL-CIO), le principal regroupement syndical des États-Unis qui compte dans sa sphère d’influence 400 milliards de dollars investis dans quelque 1.500 fonds. En 2003, les fonds des travailleurs travaillant sous l’égide de l’AFL- CIO ont déposé à eux seuls 381 propositions, contre 198 en 2002 et 105 en 2001; 228 de ces résolutions se rapportaient aux compensations financières excessives des dirigeants. Différentes entreprises étasuniennes ont été ciblées par l’AFL-CIO : Boeing, Citigroup, Coca-Cola, Delta, Halliburton, Walt Disney, Wal-Mart Stores, sont quelques exemples. 7
Par ailleurs, en 2003, Wal-Mart a dû réviser ses politiques pour mettre fin à la discrimination contre ses employés homosexuels, après avoir été la cible de The Equality Project, une coalition d'investisseurs responsables et d'association de défense des homosexuels demandant aux entreprises d'inclure dans leur politique de non-discrimination des termes protégeant explicitement les homosexuels.8
Code de conduite et initiatives judiciaires
Les campagnes de plus en plus virulentes dénonçant Wal-Mart, qui nuisent à son image de marque auprès des consommateurs et donc à ses résultats commerciaux et financiers, ont amené l'entreprise à adopter, en 1992, un code de conduite à l’intention de ses fournisseurs pour éviter les pires abus au chapitre de l’exploitation des travailleurs et pour empêcher que des enfants soient associés à la fabrication de ses propres marques. Selon ce code, aucun enfant de moins de 14 ans ne doit travailler pour les fournisseurs de Wal-Mart.9
L'existence de ce code n'a pas mis fin aux violations constatées notamment en matière de droit du travail et Wal-Mart s'est vue reprocher en justice de commettre ainsi une violation des obligations contractuelles qu’elle s'était elle-même imposées en 1992, en particulier celle de surveiller les usines de ses fournisseurs pour s’assurer de leur respect du code de conduite.
Une action en justice collective (class action) a en effet été introduite devant les juridictions californiennes, pour le compte de travailleurs employés par des sous-traitants de Wal-Mart, établis en Chine, en Indonésie, au Bangladesh, au Swaziland et au Nicaragua.10 Les plaignants invoquent des conditions de travail désastreuses, en particulier des salaires en dessous des minima légaux locaux, des heures supplémentaires obligatoires non payées, ainsi que des coups et mauvais traitements par leurs surveillants.
Sur le plan juridique, les travailleurs exploités dans ces « sweatshops » prétendent être les tiers bénéficiaires de l’accord conclu entre leurs employeurs et Wal-Mart, qu’ils analysent comme incluant une forme de stipulation pour autrui et donc créant des obligations directes dans le chef de la multinationale au profit des personnes employées par ses sous-traitants.
Des travailleurs californiens, employés par des concurrents de Wal-Mart, se sont joints à l’action. Ils reprochent à la firme ce qu’ils qualifient de pratiques commerciales déloyales, lesquelles auraient contribué à une baisse de leurs salaires. 11
Cette affaire, dans laquelle une entreprise se voit rattrapée judiciairement par une politique volontaire de responsabilité sociale conçue initialement en dehors ou en-deçà du droit semble ouvrir une voie dans laquelle les militants des ONG, mais aussi les travailleurs ne vont pas hésiter à s’engouffrer.
Exclusion
Un autre mode de pression est bien sûr l'exclusion de l'entreprise incriminée du portefeuille d'investissement que l'on gère. C'est ce qu'on fait le fonds norvégien du pétrole et le fonds de pension néerlandais PNO Media.
Le Fonds norvégien du pétrole rassemble par transferts budgétaires une partie des revenus tirés de l’exploitation et des ressources pétrolières norvégiennes. Ce fonds est l’un des plus gros fonds de pension du monde. Depuis 2004, il est géré en vue d’un rendement responsable, pour éviter de contribuer, par ses investissements, à des violations de droits humains ou de principes éthiques fondamentaux :
- les pires formes de travail des enfants et d’autres formes d’exploitation des enfants ;
- les atteintes graves aux droits individuels dans des situations de guerre ou de conflit ;
- la dégradation sévère de l’environnement ;
- la corruption massive ;
- d’autres violations particulièrement sérieuses des normes éthiques fondamentales.
À ce jour, 29 sociétés ont été exclues du fond, parmi lesquelles EADS, Thalès, BAE systems, Boeing Co., Vedanta Ressources, Rio Tinto, et Wal-Mart.
Cette dernière a été exclue en 2006 sur base du constat suivant : « De nombreux documents indiquent que Wal-Mart, de manière globale et systématique, emploie des mineurs en violation des règles internationales, que les conditions de travail chez plusieurs de ses fournisseurs sont dangereuses, que des ouvriers sont fortement incités à effectuer des heures supplémentaires sans compensation, que la compagnie pratique la discrimination salariale à l’encontre des femmes, que toutes les tentatives des employés pour se syndiquer sont stoppées, que les employés sont, dans un certain nombre de cas, déraisonnablement sanctionnés et enfermés [de force sur leur lieu de travail, ndlr]. » Ceci concerne non seulement les opérations commerciales de Wal-Mart aux Etats-Unis et au Canada, mais aussi celles de ses fournisseurs au Nicaragua, au Salvador, au Honduras, au Lesotho, au Kenya, en Ouganda, en Namibie, au Malawi, au Madagascar, au Swaziland, au Bangladesh, en Chine et en Indonésie.
La même décision vient d'être prise par le fonds de pension néerlandais PNO Media, qui est un fonds de pension sectoriel pour le secteur néerlandais des médias et qui pèse de 3 milliards €. Elle est fondée sur l'insuffisance de résultat de l'activisme actionnarial pratiquée à l'égard de Wal-Mart. Un dialogue avait été entamé avec l'entreprise qui a été couronné de succès sur certaines questions comme la réduction des émissions de CO2. En revanche, PNO constate que Wal-Mart n'est pas prête à engager un dialogue sur les droits des travailleurs.12
Conclusions
Force est de constater que la puissance économique de Wal-Mart lui a largement permis d'échapper à sa responsabilité sociale. Des avancées ont certes été enregistrées mais on peut les qualifier de très timides.
Quelle stratégie adopter ? L'activisme actionnarial semble produire peu d'effet direct, l'entreprise refusant de dialoguer et le rapport de force actionnarial demeurant défavorable en dépit de l'engagement des fonds de travailleurs. Par contre, il contribue, au même titre que les campagnes de sensibilisation des syndicats et des ONG, à écorner l'image de la société.
Celle-ci est donc amenée à se justifier en montrant patte blanche, ce qu'elle a tenté de faire en édictant un code de conduite. À nouveau, l'effet immédiat de celui-ci est douteux puisque de nombreuses violations ont été établies, mais, au moins, la responsabilité, civile et plus seulement morale, de Wal-Mart a-t-elle pu être mise en cause sur base son obligation de surveiller l'application de ce code auprès de ses fournisseurs.
Une autre stratégie est l'exclusion pure et simple de Wal-Mart des fonds d'investissement, même si cela semble difficile pour les investisseurs institutionnels vu la taille et la rentabilité de l'entreprise.
Aucune de ces stratégies n'est sans doute suffisante par elle-même. Elles ne doivent pas pour autant être délaissées car c'est sans doute leur action conjuguée qui a le plus de chance de voir aboutir des réformes bien nécessaires dans la gestion sociale de ce mastodonte. La taille de celui-ci rend par ailleurs des victoires, mêmes partielles, hautement symboliques et donc sans doute reproductibles auprès des autres entreprises.
2 Serge Halimi, Wal-Mart à l’assaut du monde, Le Monde diplomatique, janvier 2006.
3 Bernard Bayot, "Activisme actionnarial", Hémisphères, n°25, juin 2004.
4 Catherine Sauviat, « Syndicats et marchés financiers : bilan et limites des stratégies nord-américaines. Quelle valeur d’exemple pour les syndicats en Europe ». Revue de l’IRES, no 36, 2001/2, p. 1-33.; Emmanuelle Champion et Chantal Hervieux. « Compte rendu : Atelier III 6 – Global campaigning with workers Capital II : learning from global campaigns », Bulletin Oeconomia Humana, 2006 vol. 4, no 4, p. 24-28.; Emmanuelle Champion, L’expérience syndicale en matière de finance socialement responsable (FSR) : Un état des lieux, Les Cahier de la CRSDD – collection recherche, 2009, No 05-.
5 Emmanuelle Champion et Chantal Hervieux, op. cit.
6 Éric Loiselet, L’engagement actionnarial : l’expérience nord américaine, Cadres CFDT, N° 400, juillet 2002.
7 Rosanna Landis Weaver, « IRRC Corporate Governance Service 2003 Background Report – Labor Shareholder Activism in 2002 and 2003 ». IRRC, 2003, 35 p. ; Emmanuelle Champion, op. cit.
8 Élisabeth Laville, L'entreprise verte: Le développement durable change l'entreprise pour changer le monde, Pearson Education France, 2009, p. 112.
9 « Wal-Mart’s Standards for Suppliers Agreement ».
10 Jane Doe I et al. vs Wal-Mart et al., complaint filed in the Superior Court of the State of California (County of Los Angeles, Central District), September 2005.
11 Thomas Berns, Pierre-François Docquir, Benoît Frydman, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruylant, Bruxelles, 2007, pp. 27 et 28.
12 Daniel Brooksbank, Dutch pension fund PNO excludes Wal-Mart over labour standards, 29 octobre 2010, http://www.responsible-investor.com/home/article/dutch_pension_fund_pno_....
Wal-Mart, c'est au départ un petit commerce qui débute gentiment en Arkansas en 1962, l'un des États les plus pauvres des États-Unis. L'entreprise se développe ensuite rapidement pour dominer tous les États-Unis avant de commencer à s'internationaliser à partir de 1991.
BP et la marée noire dans le golfe du Mexique : réactions de la Bourse
BP est responsable de la pire marée noire accidentelle de l'histoire, les investisseurs veulent-ils encore financer une telle compagnie ?
Introduction
Le 20 avril 2010 restera une date inoubliable dans l'histoire du groupe pétrolier britannique BP, mais aussi dans l'histoire environnementale mondiale. À la suite de l'explosion de la plateforme pétrolière offshore Deepwater Horizon, puis de son naufrage deux jours plus tard, onze personnes sont décédées et pas moins de 4,9 millions1 de barils de pétrole brut, soit environ 780 millions de litres, se sont échappés du puits pour se répandre dans le golfe du Mexique et souiller les côtes étasuniennes, sans parler du volume de gaz naturel échappé. Ce n'est que le 5 août 2010 que BP a réussi à colmater définitivement la fuite du puits qu'il exploitait. Il est difficile aujourd'hui d'évaluer l'ensemble des dégâts, mais il est certain qu'ils seront désastreux, autant du point de vue écologique qu'économique et social.
Cette marée noire est la deuxième marée noire la plus importante de l'histoire après celle qui a touché le golfe Persique en 1991. Cette dernière fut intentionnellement provoquée par les autorités irakiennes pendant la guerre du Golfe. La catastrophe pétrolière de BP est donc la marée noire accidentelle la plus grave de l'histoire.
La responsabilité du groupe BP dans cette tragédie est incontestable. L'objet de cette analyse est d'étudier la réaction des investisseurs face à cette implication. Vont-ils encore vouloir financer une entreprise qui porte une telle responsabilité ? Quel impact cette catastrophe a-t-elle sur la réputation du groupe ?
Si l'on a pu constater un désinvestissement massif des actionnaires de BP après la marée noire, marquant une perte de confiance indéniable, on observe depuis juillet 2010 la remontée du prix de l'action BP. Cependant, les investisseurs qui prennent en compte des critères extrafinanciers dans leur calcul de profitabilité, tels que l'impact environnemental et social et la gouvernance de l'entreprise, sont amenés à remettre en question leur politique d'investissement en faveur de cette compagnie. Aujourd'hui, il est possible d'affirmer que la valeur extrafinancière de l'entreprise est largement menacée tandis que sa valeur financière tend à se restaurer.
Valeur financière : des inquiétudes qui n'inquiètent pas tellement
La marée noire a causé beaucoup de dégâts financiers à BP car elle a apporté de profondes inquiétudes sur les marchés financiers à propos de l'avenir de la compagnie. Mais les investisseurs croient toujours dans le potentiel de cette entreprise, catastrophe écologique ou non. Si les analystes rencontrent des difficultés à estimer la valeur du groupe, le cours de ses actions permet d'avoir une idée des prévisions des investisseurs.
La dégringolade de BP
Le graphique ci-dessous montre la dégringolade spectaculaire de la valeur de l'action BP durant les deux mois qui suivirent l'accident du 20 avril 2010.
Évolution du cours du titre BP en pence sterling du 1er avril 2010 au 28 février 2011 à la Bourse de Londres (rappel : 100 pence = 1 livre sterling)
Source : site Internet du London Stock Exchange.
Alors qu'elle se situait à un niveau très honorable avant l'accident, l'action de BP a progressivement perdu la moitié de sa valeur en à peine deux mois à partir du 20 avril 2010, date de l'explosion de la plateforme offshore. De 655,40 pence (soit environ 78 euros) le 20 avril 2010, elle a régulièrement diminué jusqu'à atteindre 302,90 pence (soit environ 36 euros) le 29 juin 2010. À cette date-là, BP a atteint sa plus basse valeur boursière depuis treize ans. Même au plus fort de la crise financière de 2008, le cours de BP n'était pas descendu aussi bas.
Bien que cette chute s'inscrive dans un environnement financier globalement défavorable aux valeurs pétrolières, ces chiffres montrent clairement que les investisseurs ont perdu confiance en BP à la suite de la catastrophe. Leurs inquiétudes portaient sur la capacité du groupe à verser des dividendes, voire à survivre à un tel choc. Leurs craintes se sont révélées tout à fait fondées puisqu'en juin 2010, l'administration de Barack Obama a défendu au groupe de verser des dividendes. Parallèlement à cette annonce, BP a vu sa facture s'alourdir de jour en jour à la suite de la catastrophe. Aujourd'hui encore, BP continue de payer pour ses dégâts. Bon nombre de commentateurs du monde financier prédisaient même la faillite du groupe sous le poids de la note, tandis que d'autres craignaient une OPA. Au second trimestre 2010, BP a subi la plus grosse perte trimestrielle de l'histoire des entreprises britanniques (-16,9 milliards de dollars).
La facture de BP 2 :
- gestion de la marée noire (colmatage du puits, récupération du pétrole et nettoyage des côtes) : 3 milliards de dollars.
- dons aux organisations publiques sanitaires et environnementales : 57 millions de dollars.
- fonds d'indemnisation des chômeurs de la plateforme pétrolière : 100 millions de dollars.
- création d'un centre de recherche pour étudier les impacts environnementaux et sanitaires de la marée noire : 500 millions de dollars.
- indemnisations des victimes : 20 milliards de dollars. Pour l'instant, 5,4 milliards de dollars ont été redistribués aux sinistrés (3,9 milliards aux entreprises et particuliers et 1,5 milliard à l'État fédéral et aux États du Golfe : Louisiane, Alabama, Floride, Mississippi et Texas)3.
- amendes : le ministère fédéral de la Justice a porté plainte contre BP à la mi-décembre 2010. Il est difficile de prédire le montant de l'amende car il dépend du degré de responsabilité qui sera attribué à BP. Or, le groupe Transocean, propriétaire de la plateforme qui a explosé, est lui aussi inculpé. Le sous-traitant Halliburton, chargé de la consolidation du puits avant l'explosion, est lui aussi sur la sellette, même si aucune plainte n'a encore été déposée contre lui. De plus, BP peut tenter de faire baisser son amende en mettant en avant son engagement et sa bonne volonté dans le nettoyage du pétrole et l'indemnisation des victimes. L'amende de BP pourrait ainsi s'élever de 5 à 20 milliards de dollars.
Selon le principe du pollueur-payeur, BP devrait prendre en charge la totalité des coûts engendrés par la marée noire. Cependant, il sera aidé par ses assurances, mais il est difficile de connaître le montant de la prise en charge. De plus, BP bénéficiera d'une aide de 1,6 milliard de dollars du Oil Spill Liability Trust Fund, qui est un fonds public étasunien créé en 1990 à la suite du naufrage de l'Exxon Valdez pour indemniser les victimes de marées noires ayant lieu aux États-Unis. Il est alimenté par une taxe de 8 cents prélevée sur chaque baril de pétrole produit ou importé dans la fédération américaine. Enfin, BP ne devrait pas être le seul acteur à payer.
Son sous-traitant Transocean devrait lui aussi participer aux frais d'indemnisation. BP a également réclamé à la société Moex Offshore, qui détient 10 % de la plateforme Deepwater Horizon, de payer les 10 % de pertes occasionnées.
Début novembre 2010, BP déclarait avoir déjà dépensé 11,6 milliards de dollars en conséquence de la marée noire, mais le coût final estimé est de 40,9 milliards de dollars4.
Une reprise lente mais sûre
Malgré ces dépenses imprévues énormes et une perte de 16,9 milliards de dollars pour les mois d'avril, mai et juin 2010, BP a su faire face financièrement. Le graphique précédent montre la lente remontée de la valeur du titre BP.
La reprise de BP début juillet est principalement due à la circulation de rumeurs concernant une prise de participation massive d'un fonds souverain arabe au capital de BP, mais aussi aux premières annonces positives de colmatage du puits. Ce redressement progressif s'avère tout à fait durable. En effet, le groupe reconquiert peu à peu la confiance des marchés financiers avec des arguments convaincants.
Tout d'abord, BP a réalisé 40,9 milliards de dollars de provisions, notamment à la demande des autorités étasuniennes. Cela signifie que le groupe a mis de côté une part de ses profits ainsi que les revenus issus de la vente d'actifs pour constituer une réserve destinée à financer toutes les dépenses estimées de la catastrophe. Grâce à ces provisions, les coûts dus à la marée noire ne se répercuteront pas sur les futurs résultats financiers du groupe, puisque pour les payer, il puisera dans cette réserve. Cela rassure les investisseurs quant à la capacité de BP à assumer les coûts de la catastrophe sans porter atteinte à ses profits.
Et de fait, BP a très vite renoué avec les profits. Les troisième et quatrième trimestres se sont soldés par des résultats positifs (1,8 milliard de dollars pour juillet-août-septembre et 4,6 milliards de dollars pour octobre-novembre-décembre). Même si ses résultats sont inférieurs aux attentes, le quatrième trimestre 2010 a été meilleur que celui de 2009. En effet, la hausse du cours du pétrole a permis de compenser une réduction de 9 % de la production en conséquence de la marée noire. L'année 2010 reste cependant une année de perte puisque le résultat annuel de BP a été de -4,9 milliards de dollars. C'est la première perte du groupe depuis 1992. Elle s'explique en grande partie par la réalisation de provisions, car si celles-ci n'avaient pas été réalisées, le profit de BP pour 2010 aurait été largement positif et comparable à ceux des années précédentes, puisque l'extraction et la production de pétrole et de gaz ont été très lucratives cette année, et même davantage que l'année passée. Voici un tableau rappelant les derniers résultats annuels du groupe BP :
Évolution des résultats de BP de 1998 à 2010 en milliards de dollars
Source : site Internet de BP
Ensuite, BP a initié une large politique de restructuration, notamment aux États-Unis où le groupe vend deux raffineries devenues moins rentables. Les cessions d'actifs prévues pour 2011 devraient rapporter 30 milliards de dollars au groupe. Enfin, de nouveaux projets et partenariats pour 2011 laissent présager une bonne année pour le groupe pétrolier.
Enfin, BP a rapidement travaillé à la reprise du versement de dividendes pour attirer les actionnaires. Début février, le groupe a annoncé le versement de 7 cents par action pour le quatrième trimestre de 2010. C'est deux fois moins que ce que le groupe versait avant la catastrophe car il souhaite accorder plus de ressources à l'investissement, notamment dans la recherche de nouveaux gisements d'hydrocarbure. Cette annonce a cependant été une nouvelle preuve que BP peut faire face à cet événement et que le groupe compte bien redresser sa situation très rapidement.
Aujourd'hui, les agences de notation financière recommandent l'achat des actions de BP. Néanmoins, il faudra attendre que BP en finisse avec la marée noire et ses coûts avant que ses actions ne regagnent la valeur qui était la leur avant la catastrophe.
Valeur extrafinancière : la responsabilité sociale de BP remise en cause
Tous les investisseurs ne se limitent pas à examiner la valeur financière d'une entreprise dans l'élaboration de leur portefeuille. Pour certains, l'impact environnemental et social d'une société, ainsi que la manière dont elle est dirigée et dont elle interagit avec ses différents partenaires, sont des critères tout aussi importants. De ce point de vue extrafinancier, BP a nettement perdu de sa valeur.
BP rayé de la liste des entreprises responsables ?
Avant la marée noire, BP bénéficiait d'une image verte qui lui était favorable. Le groupe faisait même partie de beaucoup de fonds d'investissement socialement responsables. Bien que son activité repose essentiellement sur la production de pétrole et de gaz, produits hautement polluants, BP était considéré comme une entreprise best-in-class, c'est-à-dire une des entreprises les plus conformes, au sein du secteur des énergies fossiles, aux critères de respect de l'environnement et de la société et de bonne gouvernance qu'établissent les promoteurs de fonds socialement responsables. L'activité n'était pas jugée condamnable en soi par la plupart des gestionnaires de ces fonds et ces derniers considéraient BP comme une des moins mauvaises compagnies pétrolières. Leurs arguments5 étaient que le groupe BP investissait beaucoup dans les énergies renouvelables, qu'il avait élaboré des règles rigoureuses de lutte contre la corruption, qu'il bénéficiait d'une bonne image auprès des ONG et qu'il était exemplaire en matière de gouvernance (notamment en termes de dialogue avec les actionnaires).
Cependant, en conséquence de la marée noire, la présence de BP parmi ce type de fonds fait plus que jamais débat. BP est en effet responsable de la plus grave marée noire accidentelle de l'histoire. Son activité a été la cause d'une très grave pollution dans le golfe du Mexique, menaçant sérieusement l'écosystème de la région. Les causes de cet accident ne sont pas encore officiellement établies par la justice étasunienne mais BP reconnaît qu'il y a eu des manquements aux règles de sécurité, de sa part comme de la part de ses sous-traitants6.
Plusieurs gestionnaires de fonds qui se veulent socialement responsables ont décidé de vendre leurs actions BP à la suite de la marée noire. C’est le cas, entre autres, du gestionnaire belge KBC Asset Management, ou encore du gestionnaire suédois Nordea. Ce dernier a fondé sa décision sur le non-respect par BP des règles de sécurité et d’environnement et par son manque de transparence dans la gestion de la marée noire du golfe du Mexique, mais aussi lors d'autres accidents similaires7. Certains lui reprochent également d'avoir minimisé les débits de fuite du pétrole et des risques occasionnés. Autant d'arguments pour vendre ses actions BP. Ainsi, BP n'est pas officiellement banni de ces fonds pour la marée noire qu'il a causée, mais pour sa mauvaise gestion de cet accident et pour son opacité envers les actionnaires, dont certains estiment qu'ils n'ont pas été assez informés sur les conséquences multidimensionnelles de la marée noire. Il est également reproché à BP d'avoir pris des risques inconsidérés en creusant un puits aussi profond dans l'océan de manière précipitée et de ne pas avoir préparé de plans de secours viables en cas de fuite du puits.
Pourtant, cela fait maintenant quelques années que BP est à la limite du socialement responsable. Certains fonds avaient déjà vendu leurs parts de BP bien avant la catastrophe de 2010. En 2004 déjà, NorthWest&Ethical Investments avait cessé d'investir dans cette compagnie car des manquements à la sécurité avaient déjà pu être observés. Puis, la présence de BP dans les fonds responsables avait été remise en question par suite des importantes fuites de pétrole d'un oléoduc rouillé en Alaska en 2006. Dans cet accident, les règles de protection de l'environnement n'avaient pas été respectées. Pourtant, l'entreprise bénéficiait toujours d'une image verte auprès de bon nombre d'acteurs de la finance responsable. Certains acteurs, pourtant, étaient en fait tout à fait conscients des défauts de BP en matière de sécurité et d'environnement. Vigeo avait relevé des failles en termes de prévention des pollutions, mais aussi des manquements au respect des droits humains sur les lieux de travail de ses sous-traitants et une certaine opacité de l'entreprise à ce sujet8. Mais elle le considérait toutefois comme faisant partie du best-in-class du secteur des énergies fossiles.
Aujourd'hui encore, après la marée noire, tous les gestionnaires de fonds socialement responsables n'ont pas cessé de financer les activités de BP et ceux qui l'ont fait n'excluent pas de racheter des actions lorsque les questions liées à la responsabilité de BP et de sa gestion de la marée noire auront été éclaircies. Certains affirment qu'ils préfèrent garder leurs actions BP pour avoir accès aux assemblées générales de la société et ainsi faire jouer leur pouvoir de vote et de proposition de résolutions. Par ces moyens, ils espèrent pouvoir faire changer le comportement de BP. Cela s'appelle de l'« activisme actionnarial » (ou « engagement actionnarial », ou « actionnariat actif »). D'autres, pour légitimer leur conservation des titres BP, arguent du fait que cette marée noire est surtout le résultat des défaillances du sous-traitant Transocean.
Le monde de la finance responsable n'a donc pas fini de débattre de la définition des critères d'un investissement socialement responsable, discussion que la catastrophe de BP vient raviver.
Vers une amélioration des critères de sélection des investissements responsables ?
La présence de BP dans des fonds qui se disent socialement responsables pose la question des critères de sélection des entreprises pouvant bénéficier de tels financements. Un rapport de l'ONG Les Amis de la Terre montre que ces critères sont largement insuffisants9. Selon elle, BP ne devrait pas faire partie de ces fonds de placement, tout comme beaucoup d'autres entreprises qui y figurent. Il est vrai qu'on peut se poser la question de savoir si les clients de tels fonds ne se sentiraient pas trahis en apprenant qu'ils financent une entreprise polluante alors qu'ils souhaitent investir leur argent de manière saine pour la société et l’environnement.
En effet, des entreprises qui produisent du pétrole peuvent-elles être considérées comme socialement responsables alors que leur activité pollue de manière inévitable ? Là n'est pas l'objet de cette analyse, mais la question mérite d'être posée. Doit-on bannir toutes les entreprises pétrolières du monde des investissements socialement responsables car leur production pollue, ou doit-on bannir uniquement BP pour l'accident qu'il a causé ? Toute entreprise pétrolière n'est pas à l'abri d'un écoulement de pétrole, qui est malheureusement inhérent à ce genre d'activités. Même les entreprises best-in-class ne sont pas infaillibles et l'activité pétrolière reste polluante, que l'on respecte les normes de sécurité ou non. Les fuites répétitives (Amnesty International estime à l'équivalent d'un naufrage de l'Exxon Valdez, la quantité de pétrole qui fuit chaque année dans le delta du Niger) étaient déjà un argument récurrent pour condamner la présence des compagnies pétrolières dans les fonds d'investissement responsable.
BP avait réussi à se donner une image verte par une politique mercatique active qui ne reflétait pas forcément la réalité. Certains gestionnaires de fonds socialement responsables ne se sont-ils pas laissé berner par cette manipulation verbale et visuelle ?
La marée noire de 2010 aura-t-elle l'avantage de faire évoluer les critères de sélection des investissements socialement responsables ? Plusieurs agences de notation extrafinancière se posent la question et sont amenées à réviser leur politique d'investissement responsable. Vigeo pense par exemple à inclure un critère de gestion du risque environnemental dans l'élaboration de ses portefeuilles d'actions10.
Une autre manière de promouvoir la responsabilité : l'engagement actionnarial
L'investissement socialement responsable peut prendre la forme d'un actionnariat actif. Il s'agit d'investir dans une entreprise dans laquelle l'investisseur espère pouvoir améliorer les attitudes des dirigeants par une prise de position lors des assemblées générales des actionnaires. Cette facette de l'investissement socialement responsable en plein essor peut, elle aussi, amener à l'affinement des critères de sélection des entreprises pouvant bénéficier de fonds responsables.
BP a connu plusieurs campagnes d'activisme actionnarial de la part de gestionnaires de fonds responsables, notamment au sujet de l'exploitation des sables bitumineux au Canada. La dernière en date porte sur la marée noire du golfe du Mexique. Il s'agit d'un groupe d'actionnaires qui a décidé de proposer une résolution lors de la prochaine assemblée générale annuelle de BP. Cette résolution demande une révision des risques causés par la marée noire dans les domaines économique, environnemental, réputationnel et social, mais aussi l'élaboration d'un programme pour diminuer chacun de ces risques. Le but est de faire adopter à BP une attitude responsable face à la gestion de l'accident. Il s'agit de la seule résolution proposée qui concerne la marée noire du golfe du Mexique. Ce mouvement a été lancé par le Christian Brothers Investment Services qui a placé 3,6 milliards de dollars au capital de BP et qui travaille en collaboration avec d'autres gestionnaires de fonds à ce projet. L'assemblée générale aura lieu à la mi-avril 2011, il sera intéressant de voir les répercussions de cette résolution à ce moment-là.
Conclusion en guise d'ouverture
À prendre toujours plus de risques pour aller chercher du pétrole, les compagnies en viennent à causer des catastrophes aux conséquences toujours plus graves. Mais le monde financier continue à financer de telles entreprises. Même le secteur de l'investissement responsable se demande encore s'il faut ou non investir dans de telles activités. BP rétablira sa valeur financière cela ne fait aucun doute. En revanche, sa valeur extrafinancière est plus largement menacée.
Cette catastrophe aura néanmoins permis de donner du grain à moudre au débat autour des critères de sélection des investissements socialement responsables. En réalité, ces critères dépendent de la définition que l'on se donne d'un investissement socialement responsable. De la notion de best-in-class à une vision d'un investissement complètement sain, en passant par l'engagement actionnarial, le panel est large. Peut-être faudra-t-il diviser en différentes catégories le monde de la finance responsable afin que les polémiques autour de la présence d'entreprises telles que BP dans des fonds socialement responsables trouvent une issue constructive.
Devant les questions soulevées par cette analyse, nous avons trouvé intéressant de poursuivre avec le sujet. La prochaine analyse portera donc sur la légitimité des critères de sélection des entreprises pouvant bénéficier d'un fonds d'investissement socialement responsable.
Coralie Marcelo
Février 2011
1 Selon le rapport de la National Oceanic and Atmospheric Administration d'août 2010 intitulé « BP Deepwater Horizon Oil Budget: What Happened To the Oil? ». Consulté en ligne le 16/02/2011 URL : http://www.noaanews.noaa.gov/stories2010/PDFs/OilBudget_description_%2083final.pd
2 Encadré réalisé à partir des communiqués de presse de BP du 20 avril 2010 au 28 février 2011.
3 Rapports du Gulf Coast Claims Facility du 19 février 2011. Consultable en ligne URL : http://www.gulfcoastclaimsfacility.com/GCCF_Overall_Status_Report.pdf
4 Communiqué de presse de BP du 2 novembre 2010, consultable en ligne URL http://www.bp.com/extendedgenericarticle.do?categoryId=2012968&contentId...
5 Voir par exemple le communiqué de Vigeo « BP : le temps venu des actionnaires responsables ? » Consultable en ligne http://www.vigeo.com/csr-rating-agency/images/PDF/Publications/chronique...
6 BP, « Deepwater Horizon Accident Investigation Rport », 8 septembre 2010. Rapport consultable en ligne http://www.bp.com/liveassets/bp_internet/globalbp/globalbp_uk_english/in...
7 Communiqué de presse de Nordea « Nordea Funds divests and suspends investments in BP », 7 juin 2010, consultable en ligne http://www.nordea.com/Press/Nordea+Funds+divests+and+suspends+investment...
8 Op. cit. le communiqué de Vigeo (note de bas de page 3)
9 Soisic Rivoalan et Yann Louvel, Investissement socialement responsable : l'heure du tri, septembre 2010. Rapport consultable en ligne http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/RAPPORT_ISR.pdf
10 Op. cit. le communiqué de Vigeo (note de bas de page 3)
Les paradis fiscaux
Ils peuvent être partout où un État a décidé de supprimer peu ou prou la fiscalité d'entreprises qui s'y installent mais dont l'activité se situe ailleurs.
Suite à la crise financière, le G20 d’avril 2009 de Londres, à grands renforts de publicité, a porté la lutte contre les paradis fiscaux parmi les priorités des politiques publiques internationales. Un choix qui prolongeait celui de la Commission européenne en faveur d'un approfondissement des contraintes en vigueur à l’encontre des paradis fiscaux. Pourtant, un rapport du CCFD-Terre Solidaire1, basé notamment sur des documents comptables officiels, montre que les 50 principales sociétés européennes possèdent toutes des filiales dans les paradis fiscaux (96 chacune en moyenne). Avec une mention spéciale pour BNP Paribas, qui en compte 347.2 N'a-t-on donc pas avancé ?
Qu'est-ce qu'un paradis fiscal ?
Il n'existe pas de définition précise et univoque de ce qu’est un paradis fiscal mais il est admis qu'on puisse les classer en quatre grandes catégories :
- les "zero tax havens", c’est-à-dire les pays où la fiscalité est tout à fait inexistante, tant pour les opérations domestiques qu’étrangères;
- les "quasi tax havens", c’est-à-dire les pays où la fiscalité est si faible qu’on peut les assimiler à des "zero tax havens";
- les pays qui ne taxent que sur la base territoriale, c’est-à-dire qui excluent de tout ou de presque tout impôt les sociétés qui opèrent exclusivement en dehors de leur territoire - de telles sociétés sont qualifiées de "sociétés offshore";
- les pays qui excluent de toute ou presque toute taxation certains types de sociétés "spécialisées".
Quels sont les problèmes ?
Les paradis fiscaux posent trois problèmes.
D'abord, ils attaquent la souveraineté des États auxquels ils soustraient des recettes fiscales. Cela représente un manque à gagner de 125 milliards d'euros pour les finances des pays en développement et un report de la fiscalité sur les consommateurs et les PME (Petites et Moyennes Entreprises), qui subissent un taux d'imposition réel sur leurs bénéfices de 21%, contre 13% pour les grandes entreprises bénéficiaires de l'évasion fiscale.3
Ensuite les paradis fiscaux nourrissent l’instabilité financière.
Enfin, ils offrent des instruments de blanchiment à l’argent mafieux et favorisent la corruption. Les paradis protègent ainsi des criminels financiers : Une fois une opération suspecte détectée, nous devons vérifier si elle est illégale ou pas ; si cette recherche conduit à des mouvements dans des pays non-coopératifs, c’est un obstacle infranchissable pour nous, explique Jean-Claude Delepière, président de la CTIF4. Il existe, à travers le monde, quantité de territoires où l’on peut dissimuler de l’argent. Ces paradis fiscaux ne facilitent pas la lutte contre la grande criminalité de nature financière. C’est un problème très délicat car chaque pays applique ses propres règles et, en période de crise financière, aucun ne voudra se tirer une balle dans le pied en prévoyant une législation plus stricte, de crainte de ne plus bénéficier de l’effet de richesse dont il profite. Il existe bien des accords internationaux sur la lutte contre la criminalité financière, mais leur application n’est pas toujours évidente. Pour le patron de la CTIF, chaque pays doit balayer devant sa porte. Certes, publier une liste d'États non-coopératifs met une certaine forme de pression. Mais il faut un travail de beaucoup plus longue haleine pour parvenir à un résultat. 5
Comment lutter contre les paradis fiscaux ?
En 1989, le G7 a mis en place le Groupe d’Action financière (GAFI), organisme intergouvernemental visant à développer et promouvoir des politiques nationales et internationales afin de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. En 1990, le GAFI a adopté 40 recommandations portant sur la prévention et la répression du blanchiment. Une liste allongée, depuis, par 9 autres recommandations contre l'argent du terrorisme. Chaque année, le GAFI fait un rapport sur l’application de ces recommandations par ses 33 Etats membres, mais elles n’ont pas de force juridique contraignante… Le GAFI publie également une « liste noire » des pays et territoires non coopératifs (PTNC) qui s'est progressivement vidée passant de 19 pays en 2001 à zéro depuis que la Birmanie en est sortie en octobre 2006.6 On pourrait donc conclure, comme le fait le GAFI que « cette procédure a été largement couronnée de succès ». En réalité, il suffit pour sortir de la liste d’adopter les textes recommandés : le GAFI n’a d’autre moyen que la « pression des pairs» pour en imposer l’application effective.
C’est à l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économiques (OCDE) que tente de se réguler l’évasion et la concurrence fiscales. Au milieu des années 1990, elle met en place un « Forum sur les pratiques fiscales dommageables ». Sont ainsi stigmatisés les pays et territoires pratiquant une imposition faible ou nulle, autorisant l’existence de sociétés écrans et refusant de façon chronique l’échange de renseignements. Trente-cinq « paradis fiscaux » sont mis à l’index en juin 2000. Pour sortir de la liste, ils doivent lever le secret concernant les bénéficiaires réels des sociétés, trusts… et pratiquer effectivement l’échange d’informations. La dynamique est considérablement freinée en 2001 par la contre-offensive menée par un groupe de places offshore montrant du doigt les propres responsabilités des pays de l’OCDE. L’arrivée au pouvoir des Républicains aux États-Unis, auxquels les lobbies du pétrole et de l’armement font valoir l’intérêt de l’évasion fiscale, ont encore ralenti le processus. Le Forum se limite depuis à promouvoir des normes non contraignantes de transparence et d’échange d’informations en matière fiscale. En 2008, seuls restaient labellisés « paradis fiscaux non coopératifs », selon ces critères, Andorre, le Liechtenstein et Monaco. Suite à leurs engagements de mettre en œuvre les principes de l’OCDE de transparence et d’échanges effectifs de renseignements en matière fiscale et à l'adoption d'un calendrier pour la mise en œuvre de ces engagements, le Comité des affaires fiscales les a retirés en mai 2009 de la liste des juridictions non coopératives. Il n’y a donc plus actuellement aucune juridiction dans la liste des paradis fiscaux non coopératifs du Comité des affaires fiscales de l’OCDE.
Lors du G20 d’avril 2009, la lutte contre les paradis fiscaux a fait l’objet de quatre décisions essentielles :
- l’affirmation d’un double objectif : s’attaquer à ces territoires pour éviter les fuites de recettes fiscales et pour protéger le système financier, ce qui reconnaît leur rôle de facilitateur de l’instabilité financière ;
- l’identification publique des territoires par l’intermédiaire de listes. Une liste blanche – voulue par les Etats-Unis – des pays au comportement adéquat. Une liste grise de pays pas encore au point (dont l’Autriche, la Belgique, le Luxembourg, Singapour, la Suisse…) et une liste noirede mauvais élèves qui s’est rapidement vidée ;
- une liste de sanctions possibles à l’encontre des territoires récalcitrants, pouvant aller jusqu’à la suspension des relations financières ;
- le FMI et le Conseil de stabilité financière devront établir un suivi du respect des règles prudentielles internationales dans ces territoires et pointer les dérives des centres financiers offshore en tant que paradis réglementaires.
Force est de constater que ces décisions se sont avérées insuffisantes, en raison essentiellement de la composition des listes : suite à la pression de la Chine, Hong Kong n’est pas explicitement dans la liste des pays douteux – même si elle est suivie de près par l’OCDE. Jersey, Guernesey, l’île de Man, l’Irlande, etc., autant de territoires régulièrement cités pour leurs pratiques fiscales ou financières douteuses, ne sont pas dans la liste non plus, ce qui a entamé sa légitimité aux yeux de la société civile. De plus, rapports de force politique oblige, la City de Londres ou bien le Delaware ou le Nevada aux États-Unis ne sont pas non plus pointés du doigt alors qu’il est facile, rapide et peu coûteux d’y ouvrir des sociétés écrans servant tous types de flux financiers obscurs.7
De son côté, le réseau d’ONG et d’experts Tax Justice Network (TJN) a publié en novembre 2009,la liste des « territoires opaques » qui a été réalisée en deux étapes :
- le calcul du degré d’opacité selon une batterie de 12 critères dont, par exemple, la conformité aux normes anti-blanchiment, l’existence ou non de sociétés écrans ou de véhicules juridiques permettant de masquer l’identité des détenteurs, ou encore la qualité et l’intensité de la coopération fiscale.
- TJN a combiné cet indice au poids de chaque territoire dans la finance offshore (part du marché mondial des services financiers aux non-résidents), afin d’évaluer la nocivité réelle de chaque territoire pour l’économie mondiale.
Cette liste comporte 60 états classés par ordre décroissant d'opacité, dont voici les vingt premiers :
- USA (Delaware)
- Luxembourg
- Switzerland
- Cayman Islands
- United Kingdom (City of London)
- Ireland
- Bermuda
- Singapore
- Belgium
- Hong Kong
- Jersey
- Austria
- Guernsey
- Bahrain
- Netherlands
- British Virgin Islands
- Portugal (Madeira)
- Cyprus
- Panama
- Israel
Comme on le voit, la Belgique est jugé le neuvième pays le plus opaque au monde !
Que fait l'Union européenne ?
L'Union européenne semble peu se soucier des paradis fiscaux. Pour preuve, le 11 novembre 2010, le Parlement européen a approuvé, à une très grande majorité, la Directive sur les gestionnaires de fonds d'investissements alternatifs appelée aussi directive AIFM (Alternative Investment Fund Managers).
Cette directive s'intéresse aux fonds spéculatifs, hedge funds en anglais, qui utilisent massivement les techniques permettant de spéculer sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (utilisation massive de produits dérivés8, de la vente à découvert9 et de l’effet de levier10). Ils sont peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux11. Le problème, c'est que la directive qui vient d'être adoptée ouvrira le marché européen à ces fonds localisés dans les paradis fiscaux.
Ainsi, contrairement aux fonds OPCVM12 qui doivent nécessairement être localisés dans l’Union européenne, les fonds spéculatifs pourront continuer d’être gérés depuis Londres et localisés aux Caïmans. Ces fonds offshore pourront même, deux ans après l’entrée en application de la directive, bénéficier d’un passeport leur permettant d’être commercialisés dans toute l’Europe.
Certes une disposition de la directive conditionne l’accès des fonds spéculatifs aux marchés européens à la signature d’un accord de coopération fiscale et d’un échange effectif d’informations entre le pays où le fonds est domicilié et celui où il est commercialisé. Ainsi, les fonds spéculatifs, situés dans des pays qui n'assurent pas un échange effectif d'informations, notamment fiscales, ne pourront plus être commercialisés dans l'Union européenne. La question est d'importance quand on sait que 80 % des hedge funds sont situés dans ces centres offshore.
Cependant, suite aux pressions de Londres, le texte final limite le champ de la directive à la commercialisation dite « active ». Cela signifie concrètement que rien n'empêchera un investisseur européen, une banque, une compagnie d'assurance, un organisme de placement collectif, d'acheter des parts de fonds, situés hors de l'Union européenne, qui n'auraient pas obtenu le passeport européen pour non-respect des critères de la directive. Cette disposition donne ainsi accès au territoire européen aux capitaux placés dans les paradis fiscaux en relation avec la City, tels les territoires anglo-normands et les îles Caïmans ou par exemple, ceux gérés directement par les États-Unis, tel le Delaware.13
Et en Belgique ?
On se souviendra que le Parlement belge a créé une Commission parlementaire spéciale, chargée d’examiner la crise financière et bancaire. Cette Commission a formulé en avril 2009 deux recommandations en matière de paradis fiscaux :
« 57. Afin de rétablir l’équité fiscale entre les pays et entre les contribuables, il est donc indispensable:
- d’éliminer l’intégralité des paradis fiscaux sous toutes ses formes (liste OCDE);
- d’éradiquer le secret bancaire irrévocable, destiné à masquer des opérations d’évasion fiscale ou des activités illicites. Ce type de secret bancaire, qui s’éloigne considérablement des objectifs louables de protection de la vie privée et de maintien du secret professionnel, aboutit en effet à favoriser l’émergence et le développement de véhicules financiers opaques et inutilement complexes, eux-mêmes vecteurs d’instabilité financière et de concurrence régulatoire déloyale entre pays;
- et de mettre en place des mécanismes visant à la juste perception de l’impôt dû.
58. La commission entend soutenir la proposition du G20 visant à éliminer les paradis fiscaux, tels que désignés dans la liste de l’OCDE, invitant les États concernés à tout mettre en œuvre pour y arriver, sous peine de sanctions imposées par la communauté internationale. »14
Suite des décisions prises par le G20 en matière de paradis fiscaux et des directives européennes en la matière15, la loi belge oblige de déclarer, sur un formulaire distinct à joindre à la déclaration à l’impôt des sociétés ou à l’impôt des non-résidents/sociétés, les paiements effectués à des personnes établies dans des États déterminés.
Depuis le 1er janvier 2010, les paiements qu’une société effectue directement ou indirectement à des personnes établies dans les paradis fiscaux visés ne sont en effet plus déductibles au titre de frais professionnels lorsque la société soit omet de déclarer ces paiements sur le formulaire ad hoc, soit ne peut justifier que ces dépenses répondent à des opérations réelles et justifiées.
Quels sont les paradis fiscaux visés ? Les États visés peuvent être répartis en deux catégories :
- d’une part, il y a les États qui n’appliquent pas effectivement et substantiellement le standard OCDE en matière d’échange d’informations (liste non encore définie) ;
- d’autre part, les États sans impôt des sociétés ou avec un taux nominal d’impôt des sociétés inférieur à 10 pc.
Conclusions
Il est encore trop tôt pour évaluer les effets des nouvelles dispositions prises en Belgique, mais une chose est sûre : les faits sont têtus et ils indiquent que les bonnes intentions exprimées dans les enceintes internationales n'ont pas, à ce jour, été transformées dans la réalité. Sans doute faudra-t-il que ces dernières s'accompagnent d'une dose suffisante de courage politique pour qu'elles soient réellement mises en œuvre. Et que les paradis fiscaux et leur cortège de conséquences inacceptables soient définitivement éradiqués.
Bernard Bayot
Février 2011
1 CCFD-Terre solidiaire : ONG française de développement.
2 "L'économie déboussolée. Multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses", décembre 2010
3 Manuel Domergue, Paradis fiscaux: rien n'est réglé!, Alternatives Economiques n° 298 - janvier 2011.
4 Cellule de traitement des informations financières. Créée en 1993, la CTIF est au cœur du dispositif belge de lutte contre le blanchiment d'argent d'origine criminelle et le financement du terrorisme. Autorité administrative indépendante,elle est composée d’experts financiers et d’un officier supérieur de la Police fédérale et chargée d'analyser les faits et les transactions financières suspectes de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme qui lui sont transmises par les institutions et les personnes visées par la loi.
5 Philippe Galloy, Paradis fiscal, refuge du crime, La Libre Belgique, 24 avril 2009.
7 Christian Chavagneux, Pittsburgh et après : un plan d’action contre les paradis fiscaux en 10 propositions, 8 septembre 2009.
8 Voir Bernard Bayot, Les produits dérivés, Réseau Financement Alternatif, février 2011.
9 La vente à découvert consiste à vendre à terme un titre que l'on ne détient pas le jour où cette vente est négociée mais qu'on se met en mesure de détenir le jour où sa livraison est prévue. Si la valeur du titre baisse après la vente à découvert, le vendeur peut racheter les titres au comptant et dégager une plus-value. Si, à l'inverse, elle monte, le vendeur s'expose à un risque de perte illimitée, tandis qu'un acheteur ne peut pas perdre plus que sa mise de fonds.
10 Cette stratégie d’investissement consiste à mobiliser, à côté de son propre argent, des sommes empruntées aux banques pour se lancer dans des opérations spéculatives. Autrement dit, l’effet de levier permet aux hedge funds de démultiplier les gains potentiels de leurs placements. Cependant, lorsque leurs paris spéculatifs tournent mal, ils peuvent mettre en difficulté les banques qui leur ont prêté de l’argent.
11 Voir Bernard Bayot, Les paradis fiscaux, Réseau Financement Alternatif, février 2011.
12 Un OPCVM, ou Organisme de Placement Collectif en Valeurs Mobilières, est une entité qui gère un portefeuille dont les fonds investis sont placés en valeurs mobilières.
13 Bernard Bayot, Bernard Bayot, Les fonds spéculatifs, Réseau Financement Alternatif, février 2011., Réseau Financement Alternatif, février 2011.
14 Chambre des représentants et Sénat de Belgique, La crise financière et bancaire, Rapport fait au nom de la commission spéciale chargée d’examiner la crise financière et bancaire, DOC 52 1643/002 (Chambre) 4-1100/1 (Sénat), 27 avril 2009.
15 Directive 2007/64/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 concernant les services de paiement dans le marché intérieur, modifiant les directives 97/7/CE, 2002/65/CE, 2005/60/CE ainsi que 2006/48/CE et abrogeant la directive 97/5/CE, JO, L 2007 319 ; Directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, JO, L 2005 309.
16 Abu Dhabi, Ajman, Andorre, Anguilla, Bahamas, Bahreïn, Bermudes, Iles Vierges britanniques, Iles Cayman, Dubai, Fujairah, Guernesey, Jersey, Jéthou, Maldives, Ile de Man, Micronésie (Fédération de), Moldavie, Monaco, Monténégro, Nauru, Palau, Ras al Khaimah, Saint-Barthélemy, Sercq, Sharjah, Iles Turks-et-Caicos, Umm al Quwain, Vanuatu et Wallis-et-Futuna (article 179 AR/CIR 92) ; voir Circulaire Ci. RH 421/607.890 du 30 novembre 2010.
Les alternatives financières dans le secteur de la distribution
Le secteur de la distribution est largement aux mains de grands groupes qui développent leurs activités dans des zones géographiques de plus en plus vastes, avec pour conséquence un éloignement des préoccupations de ses parties prenantes, que sont ses travailleurs et ses clients. À l'occasion de l'annonce d'une vague de licenciements par la direction de Carrefour, en février dernier, s'est ainsi posée la question de l'existence d'une stratégie adéquate de développement commercial durable et respectueuse des travailleurs. Des alternatives sont possibles, basées sur les échanges de proximité.
Les accorderies
Quand on évoque les échanges de proximité, on pense aux systèmes d’échange local (SEL), dont le premier a été créé à Vancouver en 1983. Les SEL sont des réseaux dont les membres, une personneisolée ou une famille complète, sont mis en contact les uns avec les autres et s’échangent des services non professionnels ou des biens et du savoir(-faire). Le grand principe des SEL est que les échanges qu’on y fait ne sont pas payés en monnaie sonnante et trébuchante. Ils sont comptabilisés en unités dont les noms varient d’un SEL à l’autre.
Proximité n'est pas synonyme d'égalité et des interrogations se sont fait jour sur le point de savoir si les SEL sont aussi nettement favorables aux démunis qu’on le prétend généralement et s'ils ne pourraient avoir au contraire pour effet pervers de creuser les inégalités, étant plus favorables aux classes moyennes1.
La volonté d’éviter cet écueil est en tout cas clairement au cœur du projet de l'Accorderie de Québec qui a été fondée en 2002 par la Caisse d’économie solidaire Desjardins et la Fondation St-Roch de Québec. Ces deux organismes souhaitaient en effet répondre aux besoins des ersonnes en situation de pauvreté ou d’exclusion sociale tout en favorisant l’organisation de nouvelles formes de solidarité. Il s'agit d'un système d’échange de services qui regroupe toutes les personnes intéressées à échanger entre elles différents services tels que du dépannage informatique, de la traduction de texte, du transport, des formations, de l’aide pour remplir une déclaration d’impôts, etc. Outre à Québec, des accorderies se sont aujourd'hui développées à Montréal et Trois-Rivières et on attend pour bientôt celle de Shawinigan.
Les membres d’une accorderie, les accordeurs, ont accès aux services des membres de « leur » accorderie locale, ainsi qu’aux services offerts dans n’importe quelle accorderie implantée ailleurs au Québec. De plus, en devenant accordeur, une personne a accès aux activités collectives d’échange offertes par son accorderie locale, soit à des services d’intérêt général qui s’adressent à l’ensemble des accordeurs. Ces activités peuvent prendre différentes formes. À Québec, par exemple, un service d’achat regroupé de produits alimentaires et un système de crédit solidaire ont été mis en place.
Chaque accordeur met à la disposition des autres ses compétences et savoir-faire sous la forme d’offres de services. À peu près n’importe quel service peut être offert : des conseils pour cuisiner, la restauration de meubles, l’apprentissage d’un sport, la garde d’animaux, etc. Chaque offre apparaît sur la page web de l’accorderie locale dont la personne est devenue membre et dans un bottin imprimé pour les accordeurs qui n’ont pas accès à Internet. Dans l’Espace membre du site Internet et dans le bottin, les accordeurs ont accès aux coordonnées des personnes qui offrent les services. Ils peuvent donc entrer en contact directement avec celles-ci pour s’entendre sur le service désiré et le moment de l’échange. Chaque échange de services est comptabilisé dans une banque de temps sur la base des heures échangées, selon le principe qu’« une heure de service rendu égale une heure de service reçu ». Tous les services sont ainsi mis sur un pied d’égalité.
Dans la banque de temps, chaque accordeur dispose d’un compte Temps où sont inscrites les heures données et reçues, comme dans un « vrai » compte. La comptabilité se fait à partir de chèques temps que les accordeurs reçoivent lorsque des services sont rendus. Lorsqu’une personne devient accordeur, 15 heures sont déposées sur son compte, ce qui lui permet d’échanger des services immédiatement.
Le système d’échange s'opère donc à trois niveaux. Tout d’abord, le niveau d’échange individuel qui comprend les échanges de temps entre accordeurs. Ces échanges s’apparentent fortement à ceux des SEL. Ensuite, le niveau d’échange collectif qui correspond aux activités du groupement d’achat et du crédit solidaire. Ces deux services collectifs font la singularité de l’accorderie. En effet, le couplage microcrédit-monnaie sociale n’apparaît que rarement dans les autres dispositifs, sauf dans le cas particulier de Fortaleza au Brésil. L’objectif de ces services collectifs est double : donner un accès au crédit à des personnes qui ne peuvent y accéder par ailleurs et offrir un accès à des produits de qualité (biologiques, équitables ou locaux) qui deviennent accessibles grâce à un coût plus faible compte tenu de l’achat groupé.
Enfin, troisième niveau, le niveau d’échange associatif c'est-à-dire les services qui vont être achetés par l’accorderie aux accordeurs pour les besoins de son organisation et son fonctionnement. En effet, à l’accorderie, il n’y a pas de bénévolat, toute heure effectuée au service de l’association, ou dans le cadre des services collectifs donne droit à un crédit en temps. Il peut s’agir d’accueillir les nouveaux membres, de distribuer le courrier ou d’organiser les activités collectives. Par exemple, dans le cadre du groupement d’achat, les accordeurs sont chargés de l’animation du « souper mensuel », de la commande aux fournisseurs, de la réception et du partage de la commande et de la comptabilité. Pour le crédit solidaire, les accordeurs doivent rencontrer l’accordeur demandant un prêt, participer au comité de prêt, faire signer le contrat de prêt et s’assurer du suivi. Ainsi, l’accorderie sert d’intermédiaire : elle verse aux accordeurs chargés des activités collectives des heures et elle les facture en contrepartie aux accordeurs qui ont bénéficié du service collectif. L’accorderie pose aussi un strict principe d’équité, c'est-à-dire qu’une heure est égale à une heure quelle que soit l’activité fournie et le statut social de la personne2.
Les SEL sont donc, à proprement parler, des réseaux de troc de crédits permettant de confronter l’offre et la demande de biens et de services. Ils se situent à mi-chemin entre le simple troc bilatéral et une économie monétaire complète et autonome. En toute hypothèse, une des limites des SEL consiste dans le fait que les « crédits de service » ne circulent pas librement, car l’offre et la demande doivent y être confrontées. Pour contourner cette difficulté, ont été imaginées les monnaies locales qui sont, par leur structure et leur mode de fonctionnement, plus proches d’un véritable système monétaire que les SEL. La notion d’étalon de valeur de substitution n'est pas nouvelle, elle est évoquée depuis longtemps par les auteurs socialistes égalitaristes, mais on doit la version moderne des « time dollars » à Edgar Cahn, professeur de droit à Washington, qui se prit à l’imaginer dès 19863.
Les « Ithaca Hours »
Les « Ithaca Hours », lancées en 1991 dans la ville d’Ithaca (30 000 habitants) dans l’État de New York, constitue l’un des exemples les plus connus de monnaie locale.
Le système a été organisé par un groupe d’activistes locaux, qui visent à défendre les intérêts des petits commerces locaux contre ceux des grandes enseignes nationales, comme Wal Mart. En 1991, Paul Glover, ancien publicitaire et journaliste, diplômé en gestion municipale, observe les mouvements de l'argent dans sa ville et constate les dégâts classiques du capitalisme : de grandes sociétés multinationales et des chaînes de magasins envahissent le marché, pompent l'argent local et le réinvestissent ailleurs, menaçant ainsi la production et les emplois locaux. Paul Glover, tenant d'un nouvel ordre économique basé sur les échanges de proximité, et écologiste jusqu'au bout des doigts, se rend compte alors que le seul moyen de permettre à l'économie locale de bénéficier de l'argent local est de créer une unité monétaire que l'on ne pourrait gagner et dépenser que dans la ville. Il passe alors de la réflexion à l'action et imprime lui-même des billets dont la valeur unitaire est l'Ithaca Hour. « Le billet de base, l’Ithaca Hour, vaut 10 dollars, ce qui représente en gros le salaire moyen horaire payé dans cette ville, explique Paul Glover. Prenons maintenant un fermier qui vend pour 20 dollars de fromage. À la place de la monnaie nationale, il reçoit donc deux heures de travail gratuit. Avec ce petit capital, il achète par exemple les services d’un menuisier, qui lui-même fait appel au savoir-faire d’un mécanicien, lequel utilise ces heures pour payer son chiropraticien, qui se sert de ces billets pour s’offrir quatre places de cinéma, et ainsi de suite. C’est un système sans fin qui grandit de lui-même, une économie écologique, en vase clos, qui s’écarte du dollar et où le temps de travail réel remplace les liquidités abstraites. »4
Dans sa forme originale – et respectant l’idée de monnaie à taux zéro –, elle permet aux commerçants de se préfinancer. Ils achètent des biens ou des services avec la monnaie locale et remboursent ensuite leurs achats en acceptant cette monnaie locale dans leur propre établissement. Plus de 900 participants acceptent publiquement les Ithaca Hours pour les biens et services dans un périmètre de 50 miles (80 kilomètres). Certains employeurs locaux et leurs employés acceptent de payer et de recevoir une partie du salaire en Ithaca Hours. Celles-ci sont acceptées en outre par l'hôpital de la ville ainsi que par une Community Development Financial Institution (CDFI) appelée Alternatives Federal Credit Union, qui offre des comptes courants à taux zéro en Ithaca Hours5. En 1996, elle avait déjà servi à financer des transactions pour de 1,5 milliard de dollars6.
Ce modèle favorise en effet la proximité. Mais il ne reproduit pas les inégalités observées dans l’économie officielle « dans la mesure où toutes les heures travaillées... ont la même valeur ». Il faut, pour qu’il en soit ainsi, qu’une autorité ait créé un espace monétaire en y imposant une monnaie de compte et un étalon de valeur égalitariste et non marchand, soit en vertu d’un consensus, soit par la force ou grâce aux deux moyens à la fois. Ce n'est pas le cas des Ithaca Hours où chaque unité a une valeur de 10 dollars. Comme on le voit à Montpelier (capitale de l’État du Vermont, aux États-Unis), les avocats facturent cinq « Ithaca Hours » l’heure travaillée et les baby-sitters, une demie7.
Conclusions
Comme on le voit, des alternatives à la grande distribution existent. Mais les modalités de leur mise en œuvre déterminent le bonheur avec lequel elles atteignent les objectifs qu'elles se sont fixés. Ainsi, celui de remplacer les « liquidités abstraites » par du temps de travail n'a pas été concrétisé par les Ithaca Hours. Certes cette monnaie a perdu un peu de son abstraction de par le fait qu'elle n'a de valeur que dans une zone limitée, favorisant en cela, de manière mécanique, les échanges au niveau local. En revanche, elle demeure suffisamment abstraite pour permettre à ses détenteurs de facturer une heure de travail entre une demie et cinq fois l'unité monétaire. Aucune autorité extérieure aux parties prenantes à l'échange, ni aucun sentiment suffisamment fort de solidarité ne pousse ceux-ci à respecter l'égalité de valeur entre les heures de travail.
Pour atteindre un tel objectif égalitaire, sans doute est-il nécessaire de restreindre la libre circulation des crédits de service, à l'instar de ce qui se pratique dans un SEL. C'est ce que l'on fait dans les accorderies, dont la version québécoise développe en outre des services collectifs qui permettent une réelle mixité sociale au sein des participants, évitant de la sorte l'écueil auquel se heurtent bien des SEL et qui consiste à ne finalement générer de l'égalité qu'au sein d'une même caste, souvent bien nantie. Le sentiment d'appartenance à un club, aux règles claires et précises, fondées sur l'égalité et l'entraide, et l'offre de services collectifs pour les moins favorisés, semble être la double condition pour le développement d'échanges égalitaires et solidaires.
Quoi qu'il en soit, ces mécanismes citoyens permettent d'éviter les travers de la grande distribution et de développer les échanges locaux, voire de leur donner en outre un tour égalitaire et solidaire.
1 Boyle, D., Funny Money: In search of Alternative Cash, Harper Collins, London, 1999; Geoffrey Ingham, “De nouveaux espaces monétaires ?”, in L’Avenir de l’argent, OCDE, 2002.
2Marie Fare, L’Accorderie, un dispositif québécois de monnaie sociale basé sur le temps, 7 avril 2010, http://www.alpesolidaires.org/l-accorderie-un-dispositif-quebecois-de-mo....
3 Boyle, D., op. cit.; Geoffrey Ingham, op. cit.
4 Jean-Paul Dubois, « Le dollar est mort à Ithaca », dans Le Nouvel Observateur, 5 décembre 1996; Frédéric Hontschoote, Les monnaies locales : Création et rentabilité d’un capital social. Analyse comparative de l’Ithaca Hour et du SEL de Paris, Université de Paris VII Jussieu, juin 2000.
5 Http://www.alternatives.org/ithacahours.html ; les CDFI sont des institutions financières dont l'objectif principal est de fournir (directement ou indirectement) des financements (prêts ou investissements), accompagnés ou non d’une activité de conseil, aux entreprises engagées dans les communautés défavorisées.
6 Wall Street Journal, 27 juin 1996; Geoffrey Ingham, op. cit.
7 Bowring F., « LETS : An Eco-Socialist Alternative ? », dans New Left Review, 232, 1998, pp. 91-111 ; The Economist, 28 juin 1997, p. 65 ; Geoffrey Ingham, op. cit.
Engagement éthique et solidaire des citoyens dans l'économie
Le profit est-il éthique?
Financer les PME, l'approche européenne - Financing SMEs the European Approach
Partie 1 : Résumé de la conférence I. L'analyse de la problématique II. Les relations entre banques et entreprises III. Le financement de l'innovation IV. Les micro-crédits V. L'intérêt communautaire VI. Not all the money is the same VII. Le paradoxe du financement VIII. L'intervention des Ministres Partie 2 : Le paradoxe du financement I. Allocution d'ouverture II. Le paradoxe du financement expliqué III. Des poches vides IV. Laissons l'Europe aux Européens V. Evolution des marchés financiers VI. Vision de l'entrepreneur VII. L'avenir du financement des PME VIII. Finance et droit de concurrence
Le futur au quotidien, entreprise et developpement durable: un apprentissage constant
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